L’autre soir, Michel Kacenelenbogen, comédien, metteur en scène, mais aussi directeur de son Théâtre Le Public qu’il gère avec Patricia Ide, me raconte qu’il a beaucoup de mal à se défaire d’une tension de tous les instants. Cette pression l’aide à avancer plus efficacement dans ses projets, même si son entourage lui conseille souvent d’essayer « la lenteur » !
Il m’avoue, de même, que l’analyse des choses ne vient qu’après son immédiate intuition. « Je ne mets à l’affiche que des spectacles que j’ai envie de voir moi-même plutôt que de suivre un fil conducteur de répertoire » me confie-t-il ! Le résultat lui donne bien sûr raison, les trois salles ne désemplissent pas.
Nous utilisons pour définir cette qualité le terme un peu imprécis de « feeling », qui en anglais signifie : sensation, sentiment, impression. Henri Jeanson (scénariste, mais aussi un critique de radio et de cinéma aux jugements redoutables et lapidaires), à propos de la maxime que l’on connaît, écrivait : « Parole de critique : une première impression est toujours la bonne, surtout quand elle est mauvaise. »
Jules Renard dans son « Journal » commente sur le même sujet : « Nos premières impressions sont les seules ineffaçables. Le reste n’est qu’une répétition, un effet de l’habitude. »
Et là, nous touchons un autre point essentiel : si certains veulent rester en éveil, en alerte, c’est aussi pour n’être jamais victimes de la routine. Renaître à chaque rencontre. Être disponible pour la surprise, pour l’émerveillement, pour la nouveauté.
C’est un don d’artiste. « Le poète est celui qui tout au long de son existence conserve le don de s’émerveiller » écrit le peintre, mais aussi théoricien de l’art et enseignant, André Lhote.
La première impression peut s’exercer pour le choix d’un répertoire de théâtre, mais s’applique à tout moment aux humains. Nous ressentons tous à un moment ou à un autre ce sentiment d’affinité ou de méfiance. Même s’il ne faut pas se fier aux apparences ; c’est autre chose : une aura, des ondes, un regard, l’affleurement de l’âme du vis-à-vis.
Le célèbre roman de Goethe « Les affinités électives », paru en 1809, ne raconte rien d’autre. Le récit est construit sur une analogie chimique : l’attirance de certaines substances pour d’autres induit le terme d’« affinité élective » qui appartient d’abord au vocabulaire technique des chimistes. Dans l’expression apparaît à la fois l’idée d’une attirance irrépressible, mais aussi d’une préférence sélective.
Au XIVe siècle, l’affinité définit une harmonie de goûts et de sentiments entre des personnes.
Trois siècles plus tard, en biologie, c’est la propriété de deux corps de s’unir entre eux par l’intermédiaire de leurs particules semblables.
Pour suivre l’idée des impressions, je me suis replongé dans la lecture du superbe et court roman « Aziyadé » de Pierre Loti, témoignage publié en 1879 de cette rencontre avec Aziyadé, de cette passion éprouvée lors d’un séjour en Turquie deux ans plus tôt.
Un jour, j’eus d’ailleurs la chance de réaliser ce défi étrange de lire un extrait de ce livre pour la radio au « Café Loti », où il prit des notes, sur les hauteurs d’Istanbul, qu’il nomme à l’époque : Stamboul ! J’y repense souvent, avec dans la tête cette émotion particulière, douce et amère, liée aux choses uniques et passées.
Dans le livre de Loti, je découvre ces deux extraits : « Les liens sympathiques, les affinités mystérieuses qui, en certains moments, m’unissent si étroitement avec tout ce qui est aimable et beau. » et « Il y a de véritables affinités, entre vous et certaines suites de sons, entre vous et certaines couleurs éclatantes. »
Et puis, nous connaissons aussi le terme « sympathie » et son étymologie. Le mot vient de la langue grecque, de « sumpathês », de « sun», avec, et « pathos », ce qu’on ressent. C’est donc un partage, un échange. Une des définitions de sympathie est : relations entre personnes qui, ayant des affinités, se conviennent, se plaisent spontanément.
Une autre est : sentiment chaleureux et spontané, qu’une personne éprouve pour une autre.
Et je retrouve encore un autre passage du même roman de Pierre Loti pour illustrer et commenter cette sympathie : «Votre nature ressemble à la mienne, ce qui m’explique fort bien la très grande sympathie que j’ai ressentie pour vous presque de prime abord. – Axiome : Ce que l’on aime le mieux chez les autres, c’est soi-même. Lorsque je rencontre un autre moi-même, il y a chez moi accroissement de forces. »
Au fond, se fier à ses impressions, c’est faire preuve de générosité, d’ouverture à l’autre ?
Ce que vous avez lu est un texte que j’ai écrit pour La Libre en mars 2006 !