Ne pas faire ce qui est déjà fait ?

Publié le 07 septembre 2019 par Anargala
plonger

Dans son monumental Commentaire au Commentaire de la Taïttirîya Oupanishad, Soureshvara, principal et plus fidèle disciple du vénéré Commentateur, dit ceci :

"Tout action est enjointe 

en vue de ce qui n'est pas le Soi,
car le Soi est déjà atteint.
L'action ne peut en aucun cas
servir à atteindre le Soi.
(Sureshvra, Taittirîya-vârttika, I, 18)

Au sens stricte, l'action (karman) désigne les pratiques quotidiennes obligatoires enjointes par le Véda, le Savoir éternel, conaturel à la Nature, le "souffle de Dieu". En son acception la plus large, c'est toute action, en général.

Ce verste s'applique aux deux significations. Toute action porte sur un objet (karman aussi, en sanskrit) et implique une altération. Or, le Soi est, par définition, inaltérable, car il est réel. Le réel ne change pas. Ce qui change n'est pas réel. Le Soi est soi, simplement, simple et sans altérité. Toute altération présuppose une altérité. Le Soi ne serait plus soi, mais autre. 
L'action ne peut donc porter que sur l'irréel, le non-Soi, l'autre imaginaire, le serpent. La corde, elle, demeure. Il y a des choses à faire contre le serpent, ou pour lui. Mais il n'y a rien à faire pour la corde. Avant, après, pendant : la corde est toujours corde. Il n'y a rien à faire avec le serpent, car le serpent n'existe pas. Il n'y a pas de serpent. Toute "pratique" ne concerne que le non-Soi, l'irréel. Toute "pratique" présuppose l'aveuglement à l'égard du Soi. Se nourrissant de cet aveuglement, elle ne saurait y mettre un terme. Tout ce qui est autre que le Soi (c'est-à-dire tout) est alimenté par l'ignorance du Soi. Tout ce que l'on veut faire ou ne pas faire au serpent est basé sur le fait qu'on ne voit pas la corde. La seule chose à faire n'est pas de l'ordre du "faire", mais bien du connaître : voir la corde. Le serpent ne disparaît pas, car il n'est jamais vraiment apparu.

La philosophie de la Reconnaissance (pratyabhijnâ) est pen partie d'accord avec cette vision. Il n'y a rien rien de nouveau à gagner, seulement un aveuglement qui cesse. Le salut est dans la connaissance, pas dans l'action.

Cependant, la Reconnaissance a une conception différente de l'action et de la connaissance. Si l'on parle d'action en tant que pratique rituelle, yogique ou méditative, alors oui l'action est inutile. En revanche, la connaissance est bel et bien une sorte d'action. Connaître est un verbe qui désigne de fait un acte. Mais c'est une action intérieure, subtile. De la sorte, l'action est vue comme une connaissance extérieure, grossière. Il n'y a donc pas de gouffre entre connaissance et action. C'est le même mouvement, car la conscience, l'être, est mouvement. Et c'est pourquoi elle est plaisir (ânanda). Et la source de la connaissance et de l'action est le désir (icchâ), pur mouvement non-duel qui n'est ni mouvement vers ceci, ni élan vers cela, mais immobile ébullition, jaillissement de soi vers soi, frémissement qui sourd de l'infini vers l'infini. C'est le mystère. C'est absolu ici et maintenant. Et plonger en cela, se ressentir ainsi, est une pratique, en un sens. Oui, c'est une pratique, une méditation, un yoga, un rituel même. C'est le sacré. C'est ma vie, ma mort. Au-delà de toute imagination, mais source d'images. C'est le simple insondable là, plus proche que mes plus proches sensations. C'est le secret, le message des Oupanishads. C'est le Védânta, la fin du savoir, sa finalité, sa perfection, son horizon et son achèvement. Ca n'est pas drôle, mais c'est joueur. C'est impitoyable comme la montagne, mais tendre comme un ourson.

Il n'y a rien à faire. Juste se laisser faire.

Ca dépasse tout. C'est tout.

Comme vous voyez, la Reconnaissance vient compléter le Vedânta du vénéré Commentateur (nom ancien de Shankara). Le Vedânta est fort pour pointer la conscience comme Témoin. Mais seule la Reconnaissance pointe la conscience comme Désir. C'est son propre. C'est cela, l'essence du Tantra. Alors, une vie intérieure complète et équilibrée est possible. "Equilibrée" : entendons-nous. La vie est déséquilibre, mort et souffrance. Mais expérimentez, et vous réaliserez qu'au milieu de vos cris, l'extase gronde. Et vous regarderez en souriant les publicités qui évoquent le yoga ou la spiritualité à la manière d'une réclame pour un gel douche. C'est la "suave brûlure", le nectar quintessentiel ambroisiaque sans prix, la cerise sur le cercueil, l'inopiné inespéré, l'authentique non-mental sans régression infantile façon "top top top !!!", la tristesse bénie, la dépression en paix qui passe l'entendement, la crucifixion virevoltante. Comme dit Hadewijch :

 "Ce chant qui passe toute parole,

je parle du puissant Amour,
ne saurait se révéler
aux cœurs froids, ni à ceux
qui ont peu souffert d'aimer.
Que sauraient-ils de ce royaume ?
Il n'est donné qu'aux plus fiers,
aux plus hardis, nourris du lait de l'Amour."
Bien sûr, le Vedânta est déjà cet Amour, car le retournement du regard, de la conscience, est cet Amour. Mais il y a un approfondissement dans le désir. Tout aussi simple. Aussi riche. Continuation du même mouvement. Suite de la même richesse.