Les lieux sont nommés (par exemple l'Irak, le delta du Mékong, l'Asie, le Vésuve), les effets de réel sont bien là (" le duty free / comme le gravier des parcs ", " des fumeurs chinois aux lianes annamites / on dérape dans la boue à gros dos motorbikes ", " Les bateaux sur le fleuve fier et plastifié ", etc.), mais tout est comme habité par ce que l'auteur nomme d'emblée " hantises " - et que les titres, avec leur référence à la divination ou aux " passants ", disent aussi à leur manière. Qu'il s'agisse de " souvenir ", d'" esprit errant ", d'" ombres [qui] restent dans la ruelle ", d'" âmes itinérantes " ou " d'indices vieillis ", ces " présences " épaississent ou opacifient les lieux et la perception que le lecteur peut en avoir. D'où cette impression de lire une poésie littérale (" la forêt s'appellera forêt ", " on s'en revient au voyage sans voir ", " le reflet qui n'en est pas un / n'est pas un reflet ") et en même temps discrètement (ou parfois plus franchement) métaphorique, qui n'hésite pas à évoquer par exemple (à propos de voyageurs ?) " La fenêtre [qui] les prend dans ses mains /Et les murs [qui] glissent dans leurs peaux " ou encore " la mémoire [qui] joue les épidermes / au ciel de leur sang nuageux ". A la manière des films d'Apichatpong Weerasethahul (le tropisme asiatique du premier texte joue à plein, évidemment) où le réel côtoie son double, dans ces poèmes l'archaïque (tel ancêtre, telle apparition surnaturelle, " les monstres / [qui] meurent de faim / [et que] le jour / [...] fait pleurer ") prend place dans le quotidien de " la jungle " ou de n'importe quels lieu et moment : " Et non loin quel dieu attend, / près de ces deux passants qui cheminent, / là où nul ne chemine, devant nos yeux ? " Chez le poète comme chez le cinéaste, l'irruption de " ce qui hante " et qui prolifère est figuré encore par " les animaux qui approchent ", par " des tigres " ou par cet " animal interdit " dont la reprise anaphorique à la fin de Paysages avec passants montre bien la présence têtue.
Toutefois ces mêmes lieux sont comme creusés (" la ville se creusera ") par ces " mancies ". La brièveté des textes (souvent un poème sur une demi-page, un peu plus ou peu moins - mais le poème n'est-il pas le livre entier ?) et parfois la valeur aphoristique de certaines notations font d'ailleurs de ces poèmes le foyer de " villes vidées " où ne reste qu'" un certain la trace ", où " le vide regarde bien " et où l'expérience se dit aussi par un mouvement de restriction : " c'est juste qu'il faut suivre / le chemin du soir ", " c'est juste une aventure c'est tout pour le regard ". On comprend mieux alors la fréquence des pronoms et déterminants indéfinis ou des adverbes négatifs, en particulier en fins de pages (" certains ", " certaines ", " nul ", " nulle ", " rien ", " sans plus loin ", " ne...pas ", " sinon "...). Tous semblent faire signe vers une sortie du dualisme présence/absence (proche en cela de la pensée zen ? - tropisme asiatique encore ?), vers " Cette question qui dit tout / [...] / et qui ne dit rien " et qui est quête de " quelque chose qu'on ne sait pas " plus qu'attente d'une réponse, sinon ces deux formules qui seraient peut-être une définition du poème-Boppe : " une encre peinte par personne / s'étend sans rien vouloir dire " et " ne rien être vraiment tout le temps ".
Une citation de Pline l'Ancien, donnée dans les dernières pages, évoque aussi peut-être ce que font si bien ces poèmes : " De fait la ligne de contour doit s'envelopper elle-même et finir de façon à laisser deviner autre chose derrière elle et montrer même ce qu'elle cache ". Cette " ligne " n'est-elle pas en effet celle employée par Guillaume Boppe lui-même ? Souvent courte, entrainant le poème dans sa chute, en tout cas créant un mouvement de verticalité qui pourrait s'apparenter à une tentative d'évidement, elle ne cesse paradoxalement, par son dit et par son dire, de proliférer - ligne noire des mots " montr[ant] ce qu'elle cache " (des lieux, des personnages, des ambiances). Le " nul n'est assis sur les bancs la poésie ", ligne énigmatique qui clôt une page, est en cela significatif : on ne sait s'il y a ici retranchement (quelque chose manque au GN final) ou au contraire ajout (ce GN en surplus d'une phrase auto-suffisante) - et c'est ce non-savoir, ce maintien d'une tension, qui fait précisément la force de " la poésie " ici - de cette poésie plus largement.
Yann Mirallès
Guillaume Boppe, Géomancies suivi de Paysages avec passants, Propos2 éditions, 2019 106 p. 13€ - sur le site du Marché de la poésie