Quatrième de couverture :
Roman épistolaire construit à rebours, ce récit relate le mariage d’Ingrid et de Gil Coleman, son professeur de littérature, de vingt ans son aîné. Quinze ans plus tard, Ingrid, lassée des absences répétées de son mari, disparaît, laissant une série de lettres dans lesquelles elle revient sur l’histoire de son mariage.
J’ai eu plusieurs fois ce roman en mains avant de craquer (j’hésitais parce que ça semblait LE coup de pub du Livre de poche pour cet été) (ouf, j’ai craqué et j’ai bien fait !) et il m’a paru logique de le lire très vite, après Un mariage américain, juste pour le parallélisme des titres. Evidemment les deux romans racontent une histoire de couple, il y a des lettres dans les deux mais la comparaison s’arrête là. Et j’ai vraiment beaucoup aimé le mariage anglais, bien plus que l’américain
L’histoire s’ouvre sur Gil Coleman, un vieil homme qui croit reconnaître sa femme disparue douze ans plus tôt et qui la poursuit jusqu’à tomber d’une falaise. Ses deux filles accourent à son chevet, Nan l’aînée, sage-femme ordonnée, pragmatique et dévouée et Flora, étudiante en art rêveuse, un brin fantasque. Il s’avère que Gil est gravement malade, presque mourant. Dans sa maison envahie de piles de livres prêtes à s’écrouler (il les collectionne pour analyser les notes et dessins ajoutés par les lecteurs en marge), il distille quelques bribes sur sa femme Ingrid, exprime quelques dernières volontés énigmatiques pendant que Flora se souvient de son enfance et renoue un lien très maladroit avec sa soeur aînée.
En parallèle, nous lisons les lettres qu’Ingrid a écrites à Gil dans les semaines qui ont précédé sa disparition. Elle y raconte l’histoire de leur mariage, son point de vue à elle, jeune femme pleine de rêves d’indépendance dans les années 1970, séduite par son professeur vingt ans plus vieux qu’elle, enfermée dans le mariage et les soucis d’argent, les infidélités de son mari, coincée dans un petit village en bord de mer et mal à l’aise dans son rôle de mère. Ingrid disperse ses lettres dans les livres de Gil, en prenant soin, détail piquant, de lier sujet de la lettre et thème du livre.
On aurait envie de trouver le personnage de Gil épouvantable mais le vieil homme en fin de vie est touchant malgré tout. On pourrait juger Nan insensible et incapable de communiquer face à sa jeune soeur mais l’évolution de l’histoire fait comprendre à quel point les deux filles ont été marquées à jamais par la disparition d’Ingrid. Flora la fragile est attachante et se trouve des ressources insoupçonnées pour affronter le deuil et la perte. Et puis il y a justement ce personnage d’Ingrid, qui se voyait libre et indépendante et dont les idéaux féministes se sont engloutis peu à peu dans son mariage. A travers elle, c’est la condition féminine, la maternité, et même toute la société anglaise des années 70 qui sont évoquées en filigrane.
Un mariage anglais est un très beau roman aux personnages complexes et aux thèmes riches, écrit dans une langue sensible mais sans pathos. Le choix de narration de Claire Fuller suscite l’intérêt du lecteur et ménage habilement le suspense quant au sort d’Ingrid. Je ne peux que vous le conseiller !
« Ecrire ne sert à rien tant que personne ne vous lit, et chaque lecteur voit quelque chose de différent dans un roman, dans un chapitre, dans une ligne. Aucun d’entre vous n’a donc lu Barthes ou Rosenblatt ? Un livre ne prend vie que lorsqu’il entre en interaction avec un lecteur. Que pensez-vous qu’il se produise dans les creux, les non-dits, dans tout ce qui n’est pas écrit ? Le lecteur comble les vides avec sa propre imagination. Mais tous les lecteurs remplissent-ils ces creux comme vous le souhaiteriez, ou bien tous de la même manière ? Bien sûr que non. Je vous ai demandé quel effet produisaient ces lignes et vous m’avez tous répondu en m’expliquant quelles étaient les intentions de Jackson, ce que ces lignes signifient, ou du moins ce que vous croyez qu’elles signifient. Dans certains cas, même là-dessus vous vous trompez. Mais aucun d’entre vous me m’a dit quel effet elles avaient produit sur vous. Ce qu’elles ont suscité dans votre imagination de lecteur. Vous êtes passés à côté de l’essence même de la littérature, de la lecture. »
« Dans l’entrée, de gigantesques piles de livres recouvraient les murs jusqu’à la cuisine. Des colonnes de livres, poches et grands formats, en équilibre précaire, leurs dos fissurés, leurs jaquettes poussiéreuses, s’élevant telles des falaises marines, patinées par le sel, dressant au vent des rochers de pages grises stratifiées. La plupart dépassaient Flora d’une tête ou deux, et tandis qu’elle avançait entre elles comme dans un précipice, il apparaissait clairement que le moindre tremblement ferait pleuvoir sur elle une avalanche de mots. La maison avait toujours été remplie de livres, beaucoup trop pour une seule personne et une seule vie. »
« Ce qu’elle avait appris, si c’était bien vrai, modifiait également la vision qu’elle avait d’Ingrid, cela faisait d’elle un être de chair, de pensées, de sentiments, de décisions à prendre, de conséquences à assumer. Flora aurait aimé avoir ses deux parents devant elle pour leur demander pourquoi les mots « paternité » et « maternité », séparés d’une seule lettre, recouvraient pourtant des réalités si différentes. »
Claire FULLER, Un mariage anglais, traduit de l’anglais par Mathilde Bach, Le Livre de poche, 2019 (Stock, 2018)
Challenge Voisins Voisines 2019 – Angleterre