On ne sait s’il faut lire, d’abord, le poème qui, titré, dûment titré, se déroule sur une page ou deux : quelques phrases, juste quelques lignes de prose, presque des poèmes-phrases. Ou s’il faut lire, en premier lieu, l’indication, à la fin de chaque poème, du lieu, du jour d’écriture, parfois de l’heure. Pas d’ordre chronologique. Des lieux divers. Et un ensemble de textes écrits sur une petite vingtaine d’années, de la fin du siècle dernier, 1997, à juillet 2017. Un ensemble rebrassé, mêlé, redistribué dans un autre ordre. Tous les poèmes sont, comme souvent, chez Yves Leclair, – sa poésie est toujours poésie-journal – datés, situés, mis en contexte. Avec, parfois, la précision d’une musique écoutée le jour, ou de vers, de poèmes lus, ou d’une photo regardée. Et une dédicace d’initiales juste écrites, énumérées. Par cette entrée, les poèmes lèvent, alors, leur pâte signifiante, se secouent, s’ébrouent, s’épanouissent. Et sont autres que de simples notes du réel, comme cela s’est dit sur la poésie d’Yves Leclair.
Car si les textes semblent écrits au jour le jour, sur le moment, comme le laisseraient supposer ces précisions en fin de poèmes, il est, pourtant, plus vraisemblable que tout a été réécrit, corrigé, retouché, repris, en atelier, des jours après, voire des années. Le poète a fait maturer, semble-t-il, mûrir l’écriture, et a laissé germer en lui les images de choses vues, l’écho de choses entendues, les odeurs de choses senties. Et rééprouvé l’émotion, ressentie ces jours-là, là-bas, en Italie, en Tunisie, en Belgique ou près de chez lui (1). Tout est figé dans un espace restreint de quelques vers, de quelques lignes, le plus souvent des paragraphes faits d’une phrase, de quelques phrases. Et tout sonne, tout chante, tout résonne, dans une langue très travaillée, en apparence simple et directe, mais remplie d’images recherchées qui détournent la langue religieuse, ou la dévoient, la subvertissent. Ainsi les « seins » de femmes sont-ils comparés « à deux Evangiles apocryphes » (p.128) ; les femmes croisées à des « Madones » (p.67), ou bien à des « Vierge(s) aux bouquets » (p.66). ; et « l’Y » caché – comme le dit Yves Leclair dans « Oraison jaculatoire » – de leur sexe à « un cantique secret » (p.96).
Les titres mêmes sont équivoques. Sept parties, intitulées : « Premier Ciel », « Disparitions », « Apparitions », « Septième Ciel », « Au Sein du Royaume », ou encore « Résurrections des corps ». Toute une théologie figure dans l’ouvrage, comme s’il fallait expliquer le monde, ou le lire, à l’aune de la religion, et de Dieu, expliquant tout. Le titre même de L’Autre vie pourrait prêter à confusion, et incliner à voir les textes comme une suite de poèmes mystiques ou religieux sur l’au-delà, le paradis. Et, pourtant, il n’en est rien. Pour Yves Leclair, le paradis – pour reprendre la phrase célèbre de Novalis, rapportée par Jaccottet et Gustave Roud (2) – « est dispersé sur toute la terre », et il appartient au poète d’en « réunir ses traits épars ». L’au-delà est dans l’ici-bas. Une femme nue, à sa fenêtre, est « la beauté (…) de l’autre vie » (p.119). « Humer une fleur », c’est entrer dans cet autre monde (p.52). Et « la terre promise » n’est jamais que dans l’anatomie de femmes nues sur la plage d’une île bretonne (p.72). Aussi faut-il bien « butiner – comme dit Yves Leclair – les poèmes » du réel (p.51), en extraire le suc. En garder le parfum secret.
Une écriture de l’instant qui se trouve, alors, conservé dans son aspect épiphanique. Quelque chose de l’aperçu d’une autre vie, d’une autre face du réel qui se dévoile, par moments, par endroits, seulement, et dont il faut garder la trace : le passage d’une vieille femme (p.13) ; des chaises laissées au jardin (p.40) ; un bibelot ébréché perçu comme une « source miraculeuse » (p.47) ; la neige (p.88) ; une fleur (p.52) ; ou un petit oiseau perché sur la branche d’un amandier (p.50). Toutes choses du monde qui nous parlent d’un autre monde, ou nous font entrevoir, l’espace d’un instant, une porte ouverte vers autre chose, vers l’autre vie. La promesse, non d’un au-delà, d’un paradis, ailleurs, là-bas, mais d’un autre ici-bas, peut-être, en parallèle de notre vie, et qui ouvre à plus d’existence, à plus d’air frais, à plus de jour.
Et là où Yves Leclair est juste, le plus juste, le plus intime, là où ses textes sont les plus vrais, les plus sensibles, c’est quand il cherche à deviner un peu de cet autre ici-bas dans la jupe fendue d’une femme (p.36, 66, 116), ou dans une chevelure éparse (p.68, 79, 111), un corps dénudé (p.119), une rondeur de fesses (p.111, 116), ou des seins gonflés, palpitants, lourds comme un fruit (p.36, 97, 66, 67, 68, 79, 80, 82, 96, 102). Plusieurs textes notent ces visions fugitives, entraperçues, de femmes croisées juste un instant, et que l’on ne reverra pas. Ce n’est pas tant la sensualité érotique de ces corps nus ou à demi qui intéresse le poète de L’Autre Vie. C’est, plutôt, que soudain vacille le réel dans sa dureté. Soudain, se fissure notre vie quotidienne, se fendille un peu notre existence massive et triste, routinière, et s’éclaire alors, avec le sentiment, pourtant, qu’il s’agit – ces corps et ces seins, et ces cheveux, ces jambes offertes – d’une éclipse, d’un temps fugitif, transitoire, qui ne durera pas.
Notre vie est dans la durée, s’écoule, et ne peut échapper à cet écoulement de l’eau que constituent toutes nos journées. Seuls des vues fugaces, des odeurs, des musiques jadis entendues et revenues comme par bouffées, des vers lus et puis oubliés, peuvent nous permettre de l’arrêter. La suspendre. La laisser un temps dans l’attente d’une émotion, ou d’un bouleversement des sens, d’une écoute de soi, longtemps. Aussi n’était-il pas besoin – et ce sont, sans doute, les poèmes les plus faibles de ce recueil (3) – de faire appel à une quelconque transcendance, à l’explication théologique de la terre, quand Orphée, simplement Orphée, se fait voir et se fait entendre. Il suffit de lever les yeux.
Il faut abandonner les filtres religieux ou métaphysiques, qui empêchent de voir le monde dans toute sa sensualité, sa nudité. Il faut négliger ce qui fait qu’on ne goûte plus sa saveur de fruit, son jus, sa pulpe, son odeur. Il faut bien plutôt récolter, et quêter, ce qui ouvre au jour, à plus vaste et à plus immense. La très « Grande Réalité », disait Reverdy. Et : « Regarde, ne te lasse pas », écrivait, encore, Paul de Roux. Et ne pas cesser d’écouter, regarder, savourer et jouir de ce qui passe et ne dure pas. N’est que fumée. L’écriture est dans cette attente.
Dans cette écoute.
Christian Travaux
Yves Leclair, L’Autre Vie, poèmes, Gallimard, 2019, 144 p, 16 euros.
Extrait (p.67) :
MADONE
La voisine napolitaine bien en chair gonfle sa robe juste retenue sur sa poitrine nue par deux fils noirs, à son balcon devant la porte de lumière orangée, en étendant son linge à la fraîcheur que fait tomber le soir.
On voit sa chevelure, tourmentée comme la nuit, tomber en longs flots noirs autour de son visage de madone qui bientôt disparaît derrière les volets.
À René Corona,
Via Lucis, Renzano,
au-dessus du lac de Garde (Italie),
27 juillet 2003
(1) Pour ne citer que quelques-uns des lieux évoqués en exergue.
(2) Entre autres nombreux exemples, dans La Promenade sous les arbres de Philippe Jaccottet, édition La Bibliothèque des Arts, 1957, p.28.
(3) Des textes comme « Miserere » (p.34), par exemple, ou « Graduel » (p. 100), ouvertement religieux.