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La pratique de la non-dualité ?

Publié le 04 septembre 2019 par Anargala
Indien...Le Vedânta est célèbre, entre autres, parce qu'il interdit la mise en pratique de la non-dualité. Selon cette vénérable tradition, il est juste et bon de réaliser la non-dualité ("tout est illusion, il n'y a qu'une seule conscience homogène, rien d'autre") mais, en pratique, il faut respecter la dualité : le système des castes, les hiérarchies maître-disciple, homme-femme, etc. Il y a un verset très connu dans le Vedânta à ce sujet. D'ailleurs Ramana Maharshi l'a fait ajouter en annexe à son poème didactique sur l'Être réel (Saddarshanânubadham, 39). Selon Annamalaï Swâmî, Ramana aurait dit ceci :

"Advaita should not be practised in ordinary activities. It is sufficient if there is no differentiation in the mind. If one keeps cartloads of discriminating thoughts within, one should not pretend that all is one on the outside.


‘Westerners practise mixed marriages and eat equally with everyone. What is the use of doing only this? Only wars and battlefields have resulted. Out of all these activities, who has obtained any happiness?


‘This world is a huge theatre. Each person has to act whatever role is assigned to him. It is the nature of the universe to be differentiated but within each person there should be no differentiation."

Comme on voit, Ramana n'appréciait guère l'Occident. A l'instar de beaucoup de nos contemporains, il réduisait la modernité aux guerres modernes, passant sous silence ses progrès inouïs. 

Shankara défendait lui aussi une vision réactionnaire de la non-dualité. Selon lui, cette connaissance salvatrice est réservé aux hommes et aux brahmanes renonçants. Les femmes, les étrangers et les gens du peuple sont exclus de la bonne nouvelle révélées dans le Vedânta. Evidemment, le Vedânta (=les Oupanishdas védiques) contient des enseignements donnés à des femmes, à des rois et des intouchables, mais Shankara ne voulait pas l'entendre. La tradition shankarienne est restée très conservatrice sur ce point, doctrine exprimée dans ce verset que j'évoquais plus haut, repris par Ramana, que voici donc :

bhāvādvaitaṃ sadā kuryātkriyādvaitaṃ na karhicit ।

advaitaṃ triṣu lokeṣu nādvaitaṃ guruṇā saha ॥ 87॥
(Tattvopadesha, attribué à Shankara)


Pratique toujours l'état subjectif (bhâva) de non-dualité,
mais ne la met jamais en pratique dans l'action !
Il y a non-dualité dans les trois mondes,
mais pas de non-dualité avec le gourou !

Interrogé par Maurice Friedman (le futur "découvreur" de Nisargadatta), Ramana justifia ainsi cette dualité entre l'expérience de la non-dualité et la pratique :

Question: Sri Bhagavan has written [Ulladu Narpadu Anubandham, verse 39] that one should not show advaita in one’s activities. Why so? All are one. Why differentiate?


Bhagavan: Would you like to sit on the seat that I am sitting on?

 Question: I don’t mind sitting there. But if I came and sat there the sarvadhikari [the ashram manager] and the other people here would hit me and chase me away.

Bhagavan: Yes, nobody would allow you to sit here. If you saw someone molesting a woman, would you let him go, thinking, ‘All is one’? There is a scriptural story about this. Some people once gathered together to test whether it is true, as said in the Bhagavad Gita, that a jnani sees everything as one. They took a brahmin, an untouchable, a cow, an elephant, and a dog to the court of King Janaka, who was a jnani. When all had arrived King Janaka sent the brahmin to the place of brahmins, the cow to its shed, the elephant to the place allotted to elephants, the dog to its kennel and the untouchable person to the place where the other un­touchables lived. He then ordered his servants to take care of his guests and feed them all appropriate food.

The people asked, ‘Why did you separate them individually? Is not everything one and the same for you?’


‘Yes, all are one,’ replied Janaka, ‘but self-satisfaction varies according to the nature of the individual. Will a man eat the straw eaten by the cow? Will the cow enjoy the food that a man eats? One should only give what satisfies each individual person or animal."

Comme on voit, Ramana justifie son trône et le système qui va avec. "Une place pour chacun, chacun à sa place". Les femmes à la cuisine, les hommes à l'usine. Mais chacun peut accéder à l'absolu, pourvu qu'il ne remette pas en question les apparences et les conventions.
Bien sûr, il y a clairement une tension entre ce conservatisme socio-politique et le fait que la plongée en soi est une pratique accessible à tous. C'est l'un des problèmes du Vedânta, qui du reste lui a été reproché depuis longtemps.

En gros, le tantrisme a peu à peu remis en question le système des castes, l'ordre établi. Ses formes les plus transgressives (kâpâlika, kaula) dénoncent même l'ordre des castes et des états (varna-âshrama-dharma) comme n'étant qu'une construction culturelle indienne. Le bouddhisme tantrique, fort de sa doctrine de l'intention comme critère moral, à poussé à fond l'exploration des conséquences pratiques de ce subjectivisme, comme on peut le voir dans le traité Pour la pureté de l'âme (Citta-vishuddhi-prakarana), que j'ai traduit et qui déploie une vision bien particulière de cette pureté (vishuddhi).

La tradition kaula a, elle aussi, été bien loin dans la critique de cette pratique de la dualité. Selon le Koula, la non-dualité doit être pratiquée. Il récuse la dualité entre théorie et pratique, entre connaissance et action. Par exemple, dans cet ancien tantra kaula, l'Essence du Koula (Kula-sâra) :

paramādvayasaṃsthasya bhāvādvaitaratasya ca |

karmādvaitasya bhāvaṃ tu ātmaśuddhi nirgadyate ||
En gros, ce verset et ceux qui précèdent, bien que corrompus, critiquent les tântrikas (=les shivaïtes qui respectent l'ordre des castes, le dharma brahmanique) parce que précisément ils séparent la dualité des actes (karma-dvaita) de l'état de non-dualité (bhâva-advaita). 

Les termes sont presque les mêmes que ceux attribués à Shankara. Or, dans la "suprême non-dualité", la pureté du Soi est telle qu'elle enveloppe à la fois l'expérience intérieure de la non-dualité (bhâva-advaita) et la pratique de cette non-dualité (karma-advaita). Et en effet, cela semble logique, sans quoi on reste dans une dualité entre la théorie et la pratique. Pour Shankara, il y a bien une sorte de pratique de la non-dualité : c'est le renoncement et l'abandon du corps, jusqu'à la mort qui est la seule et ultime délivrance. 

Mais les critiques bouddhistes et kaulas demandent pourquoi chercher ainsi à se délivrer d'une illusion ? Si le monde est Mâyâ (illusion) et si l'illusion est illusion, alors pourquoi la craindre ? Le Vedântin a peur du féminin, de la Mâyâ, de la Prakriti (la Nature, la Matière). Sa pratique du renoncement est le symptôme de cette peur. Le Vedânta n'est donc pas la réalisation de la non-dualité, mais un authentique dualisme. 

Bien sûr, le Vedânta après Shankara a exploré d'autres possibilités. L'une d'entre elles est la pratique d'un renoncement purement intérieur, inspirée par le Yoga selon Vâsishta. Mais cette oeuvre, composée au Cachemire vers 950, n'est pas védântique à l'origine. Elle est plutôt d'inspiration bouddhiste. Mais il est vrai qu'elle propose un compromis entre le dualisme védântique et le transgressisme kaula : tout est illusion, il suffit de se détacher intérieurement, de manière invisible et, socialement, on préserve le statut quo. Doctrine qui eu du succès auprès des rois, comme on s'en doute. L'idée est toujours de protéger l'ordre social des éventuelles répercussions d'une réalisation trop radicale de l'absolu universel et de la prise de conscience conséquente du caractère artificiel des hiérarchies. 

Le problème est le même dans toutes les traditions spirituelles et c'est pourquoi il y a toujours eu des tensions entre les mystiques radicaux qui voulurent "mettre en pratique" leur réalisation, et les "saints"/"sages" partisans du respect de l'ordre mondain.

La réponse à ces questions (qui sont donc de vrais problèmes) n'est pas si simple. Car nulle société ne peut se passer d'un ordre ni de règles. Mais la réalisation intérieure semble détruire les règles. Rien ne tient face à l'infini. Il n'y a pas de petit et de grand relativement à l'infini. Voilà pourquoi la découverte de l'infini cosmique à la Renaissance a finit par détruire l'ordre social ancien, quelques siècles plus tard. Galilée est la graine de la Révolution et l'Eglise ne s'y est pas trompée. Spiritualité et politique sont inséparables.

D'un côté, comment justifier un ordre social radicalement relativisé par l'intuition de l'infini ?

De l'autre, piétiner toute morale au nom de la réalisation spirituelle ne me semble pas être moralement satisfaisant. Nous le voyons aujourd'hui avec les scandales gourouïques. 
Alors que faire ?
Nier l'intérieur au nom du maintient de l'extérieur ?
C'est le conservatisme de droite.
Nier l'extérieur au nom d'une intuition intérieure ?
C'est la logique de la "création destructrice" commune à la fois à l'extrême-gauche et à l'ultra-libéralisme.
Ces alternatives sont ruineuses.
Alors que faire, quelle est la solution ?
En Occident nous avons connu des mouvements spirituels qui remettent en question l'ordre social : le christianisme, le Libre-esprit, les Quakers, etc. Nous pouvons puiser dans ces réflexions. A condition de sortir de l'état de minorité intellectuelle dans lequel nous nous complaisons pour la plupart d'entre nous. Je crois que nous sommes aujourd'hui à la troisième générations de ceux qui pratiquent "les sagesses orientales" et qu'il est temps de sortir de l'enfance. Nous sommes prêts pour les questions qui fâchent et autres "détails". Ceux qui trouvent que cela risque de "casser leurs jouets" peuvent rester à Lalaland. Mais j'invite les autres à réfléchir en adultes. Si notre vie intérieure est autre chose qu'une fantaisie, elle ne pourra que sortir grandie de ce travail critique.

L'Histoire nous condamne à tout reprendre à zéro.

La modernité est, plus que jamais, d'actualité.

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