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(Note de lecture), Julien Syrac, Complainte du mangeur solitaire, par Eric Eliès

Par Florence Trocmé

Julien SyracEtrange plaquette que cette longue complainte constituée d’un unique poème en tercets d’hexasyllabes (le plus souvent - mais pas systématiquement - rimés) qui retrouvent, à contre-courant des tendances de la poésie d’avant-garde, le souffle et le rythme d’une poésie faite pour la diction, voire pour le chant… La poésie de Julien Syrac est portée par un flux scandé par la découpe du texte et la nervosité rythmique d’un vers court, sans être toutefois lapidaire, qui s’apparente presque au flow saccadé du rap. Comment alors ne pas songer, rien qu’en lisant le titre, aux recueils édités à la fin du 19ème siècle et au début du 20ème siècle (« Les soliloques du pauvre » de Jehan Rictus, « La chanson du gars qu’a mal tourné » de Gaston Couté, etc.), dont les auteurs furent aussi souvent des chansonniers, qui cherchaient, dans une langue mêlant procédés poétiques et langue populaire, voire argotique, à faire entendre, dans une société viciée par l’individualisme forcené, la voix intérieure des délaissés, des reclus et des miséreux ? La linographie placée en préambule au texte accentue cet écho, comme une forme d’hommage, aux plaquettes qui étaient fréquemment illustrées d’une estampe ou d’une gravure.
Cette complainte est à la fois cruellement tragique et douloureusement mélancolique : elle met en scène un homme ordinaire perdu dans la foule des grandes métropoles, que ses repas quotidiens – seul face à son assiette – affligent comme la malédiction d’une solitude que rien ne peut défaire…  Assiettes mornes servies dans des gargotes où, comme dans un wagon de métro, se pressent et se côtoient des foules anonymes confrontées à la vacuité de leurs vies…
Le mangeur solitaire :
moi, debout, attablé –
nomade sédentaire ;
Cul vissé, œil vicié,
moindre ébloui, la bouche
ouverte, pieds sur terre ;
Table : ma peau de bois,
plate, lourde, docile –
à mesure de moi :
Un poisson naufragé
dans la merde des gares ;
ma devise : « inutile » ;
Mon palais : lent et las,
des dus ingurgités
tient le compteur, hagard ;

Il n’y a pas d’ailleurs, sauf dans les conversations surprises au hasard dans les bouches de voisins inconnus dont certains mots (enfant, épouse, amante, voyage, etc.) font, comme des échardes, ressentir encore plus cruellement la solitude qui étreint le mangeur qui ne peut desserrer l’étau, faute du « fric » qu’il lui faudrait pour lutter ou tout plaquer… Alors le mangeur ravale ses larmes et se contente des joies microscopiques que lui offre sa pitance.
Manger : se consoler
d’avoir trop mal vécu
en éventrant l’infime

C’est une poésie terrible, dont les accents pourraient faire penser à certains poèmes de Michel Houellebecq, dont la poésie se nourrit également de la solitude existentielle de l’homme contemporain, si elle n’était pas transcendée par un élan lyrique qui se fait de plus en plus puissant et éclate, vers la fin du recueil, comme une sorte de chant de révolte. Le mangeur, après avoir vainement rêvé dans une sorte d’hallucination éveillée et presque orgiaque d’être un convive choyé, attablé à un restaurant élégant où il aurait invité une jolie femme, comprend que vivre est autre chose que subir l’enchaînement des jours et des repas solitaires. Le langage joue un rôle essentiel dans la construction du rêve, même s’il apparaît davantage comme un vecteur d’illusion que comme support d’une exigence de vérité de parole :
Tu retrouves l’usage,
dans ta chair, du langage :
je conjugue à nouveau
la présence future –
à chaque mets, un mot
redevient créature -
et ses baisers, bourgeons,
font fleurir sur ma peau
l’éden de tous les noms ;

Le mangeur devient alors (notamment par la confusion du « je » et du « tu ») une sorte de figure archétypale du poète en quête du vrai lieu et de la vie promise, dans l’ici et le maintenant…
Eric Eliès

Julien Syrac, Complainte du mangeur solitaire, Gallimard/nrf, 2019, 62 p., 9,50€.


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