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(Anthologie permanente) Sereine Berlottier, Habiter, traces et trajets

Par Florence Trocmé

Sereine Berlottier  HabiterSereine Berlottier a publié récemment Habiter, traces et trajets, aux éditions Les Inaperçus, avec des peintures de Jérémy Liron.
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Les maisons de passage. On ne réussit à y inscrire que des empreintes partielles, indécises, troublées par le désir qu'on aurait parfois de s'y enraciner plus profondément, d'une inscription vouée à s'approfondir, se transformer, dans une durée pacifiée, partageable.
Ce nœud de broussailles percées, qu'épuisent les restes d'enfance, ou plutôt ce qui d'enfance s'obstine sous la forme du manque.
D'abord la piste. Une route étroite. Les virages. Des lames de silence, d'inquiétude, d'aggravations.
Un mince lacet caillouteux serpente entre les chênes et les châtaigniers. Au débouché de l'avant-dernier raidillon, bordé de ronces, semé d'un gravier mêlé d'ardoises cassées, se dresse l'austère façade de pierre qui n'offre, sur ce versant, aucune ouverture. Un escalier de grosses pierres irrégulières mène à une porte qui ouvre sur un couloir desservant deux chambres, une douche taillée à même la roche, un WC. Un escalier intérieur, bordé d'un garde-corps construit de minces tiges de pin frais, mène à l'étage supérieur, de plain-pied avec la terrasse d'où l'on aperçoit, au loin, la vaste étendue de vignes. L'étage supérieur n'est pas aménagé. S'y empilent cartons, meubles, vaisselle. Un évier est placé au centre de la pièce, des lits de camp empilés au fond. Une vieille luge en bois, surmontée d'une lampe, semble avoir servi de table de chevet. Un buffet est recouvert d'un drap blanc.
Quelqu'un, en marche, écarte une ronce.
Depuis la petite terrasse un sentier mène à la deuxième maison, un mazet d'une trentaine de mètres carrés.
Cette maison est secrète.
L'intention qui la désire n'est pas lisible.
La vision n'est pas adaptée à cette dimension du paysage.
Ce défaut protège les plus vulnérables.
Au loin la plaine, les plis du paysage, vignes et châtaigneraies, une rivière court.
Matière de temps, pâte à faire, une suite de gestes sans autre destination que le temps lui-même.
La maison appartient à un homme seul.
Il est possible que son habitant soit un lointain descendant de Thoreau.
Compost humain de rêves, de projets, mêlés d'odeurs, de lumières, mêlés de regrets, d'évitements, de refus peut-être.
As-tu vu l'écureuil ?
Le faisceau de la lampe de poche glisse sur les murs, à la recherche d'une ombre.
Le scorpion tombera au fond d'une bouteille en plastique.
Une espèce très rare de libellule a été observée près de la rivière.
Quant à l'utilité de l'âne en de telles équipées, Stevenson a écrit là-dessus tout ce qu'il y avait à savoir, me dit-on.
Ceci est mon corps dit le maçon.
Mon rêve n'est pas terminé. J'ai laissé cette fenêtre ouverte, répond l'architecte.
« Il y a toujours à faire ».
Le pont, pourtant, ne s'enjambe pas les yeux fermés.
(Y regarde-t-on de trop près)
Les murs épais comme trois hommes solides retiennent la fraîcheur d'autres souvenirs.
Volume de paysage, la plaine, la roche, les vignes.
De quelle durée, poncée aux angles
(La variation des pertes.)
Forces, insectes, enfouissements.
Courbures.
Clous rouillés.
Blessures potentielles sur de vieilles portes retournées en guise de table.
S'il se penche moins vite, indiquant par où fuir en cas de brasier :
                                                              (les vignes !)
Arbres couchés.
L'horizon des châtaignes vertes.
Insectes nommés sans exactitude.
Façade de langage.
Habitants multiples dans l’invisibilité.
Et si l'on contourne la masse fenêtres — meurtrières — où feuilles bougent.
Dans le sable — les pierres.
L'eau de la rivière pourrait monter rapidement, submerger les berges, faire vaciller les embarcations, lit-on sur les panneaux de la centrale hydraulique installée à quelques centaines de mètres de là.
On se baigne pourtant dans cette eau parfaite.
Plus tard, on devinera la maison, vue du ciel, sur des images trop pixellisées. Le mot exclusivité barre l'image. Certains arbres ont conservé leurs feuilles, d'autres non, on en déduira que la photographie a été prise en hiver. La terre est étrangement grise. Sur l'une des photographies qui montrent l'intérieur du mazet, on remarque que la porte du frigidaire est ouverte. Il ne contient que quelques bouteilles de bière, un pot de cornichon, de moutarde. L'annonce précise que le terrain s'étend sur 17 088 mètres carrés.
Sereine Berlottier, Habiter, traces et trajets, peintures de Jérémy Liron, éditions Les Inaperçus, 2019, 144 p., 17€, pp. 121-124.
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