(Note de lecture), Jean-Paul Michel, Défends-toi, beauté violente, par Michaël Bishop

Par Florence Trocmé


Lire et relire Jean-Paul Michel, quel énorme plaisir, quel sentiment personnel d’une affinité inaliénable provenant de cette trinité de forces qui animent son œuvre poétique : cette vigueur qui la propulse incessamment, sa dimension richement et ouvertement méditative, une puissante émotion fondée sur un sentiment d’immense gratitude face à la totalité des choses qui sont. Oui, la totalité, car refuser x et z, c’est dire non à l’existence dans sa furieuse « beauté violente ». Une poésie, ainsi, audacieuse, hardie, à la fois dans la libre articulation de ses formes, pullulantes, cascadantes, parfois provocatrices, et dans l’intensité des notions et perspectives qui la sous-tendent. Écoutons cette voix pas comme les autres, et je choisis au hasard : « Le Bien et le Mal luttent dans l’île / – de force égale – d’égale beauté / comme athlètes oints un peu ivres / le front ceint plutôt d’un lacet / de cuir ou / du bandeau élastique des / joueurs de balle qu’à l’égal d’Alcibiade pa / raissant au Banquet couronné de / violettes lutteurs d’Occident peints / Atalante Mars Jean des Bandes / noires Saint-Georges piquant sa bête… » (129). Enthousiasmos, risque, vision spontanée, étreinte de l’être dans son art infiniment donné, caresse de l’art avec ses signes qui « sont l’être de l’être » (317). Et le tout conçu et vécu comme « ce feu et ce hasard » (21) : lumière, brûlure, transformation, renouveau, cette ronde des révélations-disparitions-résurgences de ce qui est, plongées dans une atmosphère de contingence qui, pourtant, ne cesse de possibiliser et d’ouvrir, exige que l’on choisisse son faire, l’art même de son être, à chaque instant au sein de la turbulence des infinies « surprises » de l’être et de ce qu’un petit ouvrage de 2009, fougueux, bagarreur, splendidement exaltant, nomme, la « stupeur et [la] joie de devoirs nouveaux ».
Écrire, comme le fait Jean-Paul Michel, avec cette fourmillante énergie qui caractérise tous les textes de ce beau recueil, c’est, à bien des égards se situer entre une fatale agnose, cet éblouissement que génère la contemplation des choses et des actes, et une intuition qui pousse à accepter la pleine responsabilité de ce que l’on est et fait face à, au cœur de, l’inconcevable immensité où on se trouve. Toute l’œuvre poétique de Michel, comme toute sa prose – on nous offre ici l’extraordinaire échantillon qu’est son essai de 1980 sur Hölderlin – peut être considérée comme un vaste et intensément diversifié chant, épique car fondé sur l’aventure improbable mais urgente de chaque sentiment, chaque notion, chaque option, sur la gloire d’une telle aventure qui est « don » (175), offrant périls, luttes, devoirs, tous des beautés stupéfiantes. Le poème devient ainsi salut, hommage, acte de reconnaissance, site d’inventivité (de trouvaille : invenire : trouver, et de libre création), site d’une à jamais ruisselante offrande en retour, comme une espèce de « réciprocité de preuves ». Les cahiers du Fils apprête, à la mort, son chant que le recueil nous donne ici, constituent, avec Le Héros veut battre la douleur et Rappel à l’ordre de Ferrare, le fondement de tout ce qui viendra, même si la forme de la poésie de Jean-Paul Michel adoptera de nouvelles stratégies d’articulation. Le Fils apprête… devient en effet avec ces deux autres textes l’emblème de cet incessant grand chant lyrique michelien, cassé, fragmenté ici, plus radicalement conçu, mais partout, comme dans ces splendides suites que sont « Merveille qu’encore jaillissent les larmes… » et « Défends-toi, Beauté violente! », le théâtre du langage qui chante sa propre performance, le désir, la « passion  atroce (« comme bête ») » (71), la fièvre de cette poursuite d’un dire fidèle à ses jaillissantes « fables », à l’amour et à la vérité qui les sous-tendent au cœur de la « solitude » et des « terreurs » qui  menacent (89-90). 
« Il n’y a pas de dernier mot possible à un poème de vérité, écrit Jean-Paul Michel pour terminer son beau poème « Les signes sont l’être de l’être », où il ajoute : Mais l’examen de ton empreinte fait assez connaître l’énergie de ton pas » (321). Chaque page de ce recueil témoigne, avec dignité et un furieux besoin d’aimer, de cette énergie et de la puissante et juste authenticité qui l’anime si sensiblement. Saluons un des très grands poètes des cinquante dernières années.

Michaël Bishop
Jean-Paul Michel, Défends-toi, Beauté violente!, précédé de Le plus réel est ce hasard, et ce feu, préface de Richard Blin, Gallimard, Collection Poésie (n°543), 2019, 352 p., 10,20€

« Une main géante caresse… » (293)
Une main géante caresse avec douceur des collines écrites
tenues avec le même soin qu’un cahier
d’écolier plaines de Sicile chaumes
d’or Crisse ta peau dorée de pain bien cuit ô
planète voiles gonflées de vent étendards de
dix couleurs tintant höl
derliniennement dans la gloire sans égale de
ce qui est
Pas une passerelle d’être qui ne scintille dans
la lumière car être est d’abord  cela pour nous,
ouvrir les yeux dans la lumière
cligner des paupières sous
ses rayons
Des savoirs locaux gâtent
l’évidence première le navire d’argent devient
cage de fer de vingt pieds où
le malheur aveuglé tourne
avec sa roue
La douleur même réclame qu’on la traite avec équité
   Elle aussi brille
d’un éclat terrible
Brûle. Révèle. Instruit. Appelle
la justice d’un nom juste le savoir de son éclat
terrible.
Un feu nous consume. Nous croyons le
commander. Ce vieux savoir demande à n’être pas
trahi
Nous sommes ce feu il
nous dévore déborde
le savoir de nos tâches
prosodiques

pour Jean-Luc Nancy,
Ascoli Piceno,
1er août 1997