LA LIQUIDATION DES MAJUSCULES OU LE PASSAGE PAR BRECHT
Entretien avec questions effacées.
Sabine Macher, « guerre et paix sans je », éd. Les petits matins
En avril 2019 paraissait aux éditions Les petits matins et dans une relative indifférence « guerre et paix sans je » de Sabine Macher. Un livre qui pour moi fera date.
« J’écris pour être relu » déclarait Walter Benjamin. A l’orée d’une rentrée littéraire où trop de livres inutiles vont empuantir les tables des libraires, c’est bien de ça dont il s’agit. Un livre écrit pour être lu et relu. Écrit par une poétesse qui est aussi danseuse, ce livre avance seul, véritable antidote à l’appauvrissement de l’expérience comme à l’égarement qui nous guette tous. Loin du décor des cabanes et d’une pseudo écriture-document, Sabine Macher liquide le « je » et retourne ses phrases comme des gants. Elle nous rappelle que « l’idée du passé brise » tandis que le ressouvenir peut mentir et être destructeur. Autant en recycler les morceaux avec les tessons de vaisselle pour en faire une mosaïque dans la salle de bain. Une autre fois, elle découvre que « l’intérieur est trop vaste pour sortir au dehors » (qui se trouve être la ville de Berlin). C’est l’usine du souvenir, alors le passé n’existe pas. Elle vérifie, dans un acharnement singulier que quelqu’un a existé, qui était « l’autre pas toi ». Héritière indirecte de ce même Benjamin qui dès 1936 écrivait à son ami Alfred Cohn : « Nous qui en Allemagne avons si totalement manqué dans les lettres de réagir, justement sur le plan politique, contre le crypto-fascisme... », littéralement et hors langue maternelle, elle écrit, retraitant ses cahiers comme des dépôts, avec d’autres savoirs et de nouvelles techniques. Dans un corps de danseuse performeuse et avec des yeux de photographe.
Chaque livre véritable est une bouture. Il plante quelque chose dans le cœur des lecteurs. Ce livre, dédié à la grande et trop effacée Michelle Grangaud, est véritablement bouleversant et frontalement « moderne » dans sa composition. Il sonne comme un petit tocsin et devrait être mis entre toutes les mains des jeunes poètes-poétesses qui se posent des questions du genre « c’est quoi écrire aujourd’hui ? »…
1 écrire et danser, c’est un beau programme et s’entend comme des pratiques. au jour le jour c’est plus théorique. mais tout le monde fantasme sur la danse et quand on me demande - tu fais quoi, tu vis de quoi ? je réponds : je suis danseuse, et j’écris (aussi).
l’écrit est derrière la danseuse que je mets au début de la phrase pour m’encourager à la devenir. et pour signifier que la danse me nourrit et me donne du temps pour écrire.
je dis aussi que la danse, je ne sais pas ce que c’est, même si ça sonne comme une coquetterie. mais qui peut dire ce que c’est ? et l’écriture ? passons. hier en vélo, j’ai dû m’arrêter parce qu’un bus de voyage vide était garé de travers sur la piste cyclable. j’ai hissé le vélo sur le trottoir pour contourner le bus et arrivé à la hauteur de la porte le chauffeur m’a dit : ah je passais juste, avec un signe de la main, les doigts se dépliant vers le haut et vers l’extérieur disant : zou, circulez.
j’aime le mot danse. en anglais c’est le même et en allemand : tanz.
komm tanz mit mir. j’ai parfois l’impression de danser quand je suis seule, en circulant dans la maison, les bras se soulèvent. quand j’écris, je ne pense pas à écrire, c’est du temps. je laisse aller; que ce soit manuscrit ou tapoté, les deux me massent le cerveau.
le travail d’écriture commence en lisant. je rassemble plusieurs sources écrites avec différentes visées pour constituer un corpus de travail et je lis. c’est fastidieux au départ de lire, voire écœurant. je trouve des filtres de correction, de transformation et de montage par couches de lectures successives. je jette et je réécris peu. avec guerre et paix sans je, j’ai eu envie de ne garder que ce qui me donne envie de passer d’une phrase à la suivante, j’ai dû jeter davantage.
2 je ne connais guère plus que le nom des grands romans russes, en confonds les auteurs et n’en ai lu aucun vraiment. la référence à tolstoïi, comme à une œuvre dont tout le monde connaît au moins le titre, est une appropriation dans les règles du jeu post-moderne, déjà sur le retour. je n’aurais pas eu l’idée de le faire dans les années quatre-vingt-dix et je n’oserais plus le faire quand l’appropriation culturelle aura remis tout le monde à sa place.
la gestation de guerre et paix sans je a été incomparablement plus longue que pour aucun autre de mes livres. les éléphantes peuvent ne pas accoucher si les conditions ne sont pas favorables, le terme se déplace vers l’avant. j’avais comme seule idée, en dehors du montage de trois sources distinctes, d’enlever le pronom de la première personne et j’aimais les trous que ça faisait.
au bout de cinq ans je commençais à m’inquiéter à ne pas trouver une lisibilité pour ce texte qui m’encombrait, que je n’arrivais pas non plus à abandonner.
un jour, en faisant une recherche sur les pédagogies alternatives je suis tombée sur tolstoï pédagogue. l’idée du roman d’apprentissage qu’on me renvoie à propos de guerre et paix sans je commence peut-être ici ? continuant à lire sur internet, j’ai vu que tolstoï avait mis six (ou dix) ans à écrire voina i mir. cela m’a consolée comme le geste tendrement amical d’un aîné. comme ce que je ressens de la part de liliane giraudon et de la communauté des poètes qui ont toujours eu des gestes doux vers moi. c’est une vision loukoum d’un milieu aussi féroce qu’un autre, mais j’aime le voir ainsi. ce livre est aussi le premier que je publie avec un ami, jérôme mauche, poète autant singulier qu’éditeur.
je voulais écrire un livre plus important en volume et en charge, avec une partie où je retrouve un corps enfant et la langue allemande dans laquelle ça se passe. d’où les mots allemands en tags dans le texte français. aujourd’hui je pense qu’il fallait que j’attende que mes parents meurent, l’un après l’autre, que c’étaient les conditions favorables qu’attendait le manuscrit éléphant, même si mes parents étaient des gens formidables, aimants et aventureux.
mes parents ont 9 ans quand hitler accède au pouvoir et 21 en 1945. c’est une autre histoire, mais ma génération, la première après-guerre, ces douze ans du régime nazi et tout ce qu’il nous a abîmé et légué, on n’en décolle pas, et encore moins en étant partie, en n’évoluant plus dans le présent socio-politique, comme je l’ai fait. comme beaucoup dans ma génération, nous avons tourné le dos à ces pays allemands, de l’est et de l’ouest. guerre et paix sans nous. la dernière chose que j’imaginais de mon vivant, c’est la chute du mur et de voir les morceaux se recoller.
3 alors qu’on travaillait sur la forme finale du texte avec charlotte thillaye, l’assistante d’édition aux petits matins, marie-édith alouf, la directrice de la publication, nous a suggéré un sommaire. j’ai aimé aligner les mots prologue, épilogue, dialogue et monologue au tout début du livre, suivis du chiffre des pages. que ce soit un livre-logue. qu’on passe du prologue à l’épilogue et qu’on découvre dès le sommaire polina akhmetzyanova qui s’y enchâsse avec son morceau. je n’y vois pas d’anachronisme, à part celui de vouloir écrire au présent quelque chose qui est passé depuis longtemps, c’était toute la difficulté de ce livre pour moi.
pour la forme des lettres, j’ai voulu m’écarter de la police de la collection et parmi les trois autres proposées, j’ai choisi celle qui s’apparente à la typo « machine », mais ce n’était pas le critère, c’est plutôt celle qui supportait le mieux les trous et la marge étroite à mes yeux.
depuis longtemps j’aime les textes sans majuscules, en allemand il y en a partout et en français, la majuscule au début de la phrase fait la sentinelle pour regarder jusqu’au point. au moment où j’ai quitté l’allemagne de l’ouest dans les années soixante-dix, quelques poètes proposaient des textes sans majuscule – cela m’a ravie de voir tout le monde en petit et proche de la confusion. et déjà dans les années trente, ce « grand et petit » des lettres avait été remis en cause. dans un ou deux livres, j’ai mis les majuscules aux noms propres et en début de phrase, mais dans le suivant, je les enlève. dans cet entretien aussi, j’ai d’abord mis tous les noms propres en majuscule.
à la fin du prologue, il y a une lettre en allemand et traduit en français de knoll, (ma sœur) c’est l’autre morceau rapporté du livre. ici, j’ai respecté la graphie utilisée, et l’ai reproduite dans la traduction en français.
4 tous mes livres, je n’ai pu les écrire qu’à condition de passer par une langue non-maternelle. une langue que ma mère comprenait trop peu pour mettre un pied dans la porte. la première personne que j’ai vu écrire était ma mère, elle écrivait beaucoup et partout.
je n’aime pas inventer des contenus (=la fiction). l’art n’est pas la vérité, mais l’art doit s’y accrocher. je n’arrive pas à dépasser cette idée, même si je sais que ça ne tient pas debout théoriquement. j’aime mentir par ailleurs, mais pas quand j’écris.
pour les noms propres, et puisque les gens les ont, autant les appeler comme ça, autant les écrire. ça me fait très plaisir de savoir qu’en mourant, on perd absolument tout, sauf le nom et le prénom. même si aucun des deux ne nous appartient en propre et qu’on les partage avec tous ceux qui les portent et transmettent.
pour sentir ma vie, j’ai dû passer la frontière, à mulhouse, ville où ma grand-mère est née, enfants de parents parachutés là pour germaniser l’alsace vers 1890, retraversant la frontière avec deux valises et quatre enfants en 1918. le français est la langue que j’ai apprise en repassant cette frontière, par la patience et l’attention de personnes rencontrées quasi par hasard pour cohabiter dans une maison qui est devenue un lieu de vie et d’expérimentation. là aussi, roman d’apprentissage à crépir un mur, coudre des sandales, démonter des voitures, rester là, puis partir. pendant ce temps, oui, les gens arrivent, s’aiment, s’oublient, meurent, reviennent et laissent leurs noms.
5 dans la collection « les grands soirs » que dirige jérôme mauche aux éditions les petits matins il y a presque toujours un autre texte qui intervient dans le livre, voire deux, souvent appelé postface . on l’avait un peu oublié, puis jérôme mauche m’en a reparlé alors que je venais de voir mon amie polina akhmetzyanova lors d’un séminaire où elle présentait son travail chorégraphique en faisant une lecture de ses textes.
polina akhmetzyanova est une danseuse russe qui vit à bruxelles et qui écrit. je l’ai rencontré dans un travail chorégraphique pour l’espace du musée, « retrospective » de xavier le roy. dans ce contexte je l’ai vu performer son parcours d’enfant-danse entre différentes villes de l’urss ci et là de l’oural et ses problèmes de visa à quinze ans : on ne lui avait pas permis de venir à paris pour quinze jours, son nom sonnant arabe en pleine guerre de tchétchénie et son âge à peine pubère suggérant le virage vers un réseau de prostitution. mais c’est bien à paris, une dizaine d’années plus tard qu’elle en parle aux visiteurs du centre pompidou.
après « retrospective » elle est venue chez moi entre deux trains jouer de l’ukulélé et se reposer dans une chambre, elle m’invitait aussi quand elle se produisait à paris, et j’y allais. un jour je l’ai invitée à passer trois semaines de résidence avec un de mes projets : pourquoi mes cheveux, qui, sur la base d’entretiens autour de l’expérience de la danse retraduit ces paroles-sons en mouvement. on s’est retrouvé à armentières dans un établissement public de santé mentale, epsm lille métropole, une petite ville dans une petite ville, et à la fin de la résidence, avec une troisième personne, eric yvelin, on a montré quelque chose au public du festival « vivat la danse ».
mélanie mesager est une danseuse qui écrit une thèse de doctorat ayant pour titre « la chorégraphie et l’entretien : les enjeux d’une danse documentaire » et pourquoi mes cheveux fait partie du corpus de sa thèse. un mois après la présentation au public du festival, elle nous a demandé de faire le récit du spectacle au présent, comme s’il était en train de se dérouler, et de nous mettre pour cela en autohypnose, en fermant les yeux et en parlant à un enregistreur. polina a envoyé 50 minutes appelées : « mon morceau » et mélanie mesager l’a transcrit en inventant des signes typographiques pour la prosodie. on a convenu avec jérôme mauche et charlotte thillaye de ne pas mettre la légende de ces signes dans le livre :
/ pause : allongement
- rupture ↗ intonation montante
↘ intonation descendante souligné chevauchement
XXX passage non compris (...) coupure
ni de changer la police, la taille des caractères, dans lequel le texte nous est arrivé dans la retranscription de mélanie mesager – ce texte est donc une « pièce rapportée dans l’économie du livre », grâce à toutes les personnes impliquées. ce texte décrit aussi la danse en train de se faire avec des gens qui regardent (ou pas) et comment on se débrouille avec, ensemble.
6 le dialogue grand poète / petit poète fait partie de mes tentatives d’écrire pour le théâtre, un théâtre comique et documentaire. mais ce dialogue est aussi en résonance avec les pièces éducatives de bertold brecht (pas très féministe) que j’avais lues à l’école en allemagne, et dont brecht disait qu’elles devaient éduquer les personnes jouant ces pièces entre elles et n’avaient pas besoin d’un public.
écrites en collaboration avec les compositeurs paul hindemith, hanns eisler et kurt weill entre 1929 et 1934, les lehrstücke, aussi opéras pour l’école, expérimentent un autre ton du théâtre épique. l’un de ces opéras, adaptant une pièce de théâtre nô (taniko) et suivant l’extrême stylisation de ce théâtre a reçu son deuxième volet celui qui dit non après des discussions entre brecht et les élèves qui n’étaient pas d’accord avec celui qui dit oui .
chez brecht toujours, il y a du grand et petit dans la chanson de la moldau, titrée à l’origine: les temps changent (es wechseln die zeiten). le grand y est grand pas pour toujours et le petit non plus. il suffit de laisser faire le temps et la moldau coule.
les rapports sexuels, en général sans public, sont des pièces éducatives pour les personnes jouant entre elles, et le préservatif est son nez rouge. c’est lui qui nous a tant appris depuis les années sida, responsabilisant les hommes et nous donnant à voir de nouveaux gestes et manœuvres drôles.
7 michelle grangaud est une grande poétesse en partie effacée, oui. je l’ai rencontré dans un travail de traduction autour de poétesses allemandes initié par liliane giraudon pour banana split, à la fin des années quatre-vingt. depuis une dizaine d’années, sa santé ne lui permet pas d’écrire et de publier. vivante mais à l’ombre, elle n’a pas non plus droit au rappel par les commémorations. mais son œuvre est là.
en 1998, elle m’a offert un cahier jaune avec du très beau papier, relié en trois parties. en hommage à sei shonagon et ses choses qui frappent de stupeur, j’ai appelé ces trois parties : carnet remarquable, carnet désirable, carnet dégoûtant. c’est la plus ancienne des sources dans guerre et paix sans je
michelle grangaud m’avait fait lire des textes avec des souvenirs très précis (de sa vie personnelle), alors qu’elle n’a que 3 ou 4 ans, à alger. je ne sais pas comment c’est possible de se souvenir autant.
pour la parution de son dernier livre : les temps traversés aux éditions p.o.l. sur youtube elle dit : (en faisant des gestes circulaires à mains alternantes) ../.. et puis alors pour écrire, pour voir comment je vais les disposer, les mots, les uns par rapport aux autres, ben ça, ça dépend de beaucoup de choses, il faut que ça s’accorde le mieux possible les uns avec les autres, il faut qu’il y ait quelque chose qui fasse un fil continu qui, enfin le plus possible, qu’on ait envie de lire, et puis que ça aboutisse le plus possible à quelque chose, pas comme une conclusion, mais qu’il y ait un mouvement du texte qui suit le mouvement de la lecture , et ça c’est au coup par coup, c’est pas possible de dire, enfin d’avoir une directive générale c’était d’après ce que j’avais dans mon fichier, et puis je faisais avec quoi../..
8 mon projet actuel s’appelle la vieille danseuse et comme je suis lente, il sera toujours plus à propos. c’est aussi le titre d’une pièce de théâtre nô, higaki, faisant partie du cycle « vieilles femmes », les pièces réputées les plus difficiles à jouer, que ma mémoire avait transformé en :higaki ou la vieille danseuse.
dans la pièce il y a un moine, un villageois, un seigneur et higaki, tantôt jeune, tantôt au chômage pour cause de guerre, tantôt spectre. encore un beau programme.
NDLR : les questions effacées ont été posées à Sabine Macher par Liliane Giraudon.