La totalité de la vie intérieure est présente dans chaque cycle respiratoire. Voilà pourquoi le souffle est au centre de la vie en général et de la vie intérieure en particulier. Je peux plonger à la fin d'un expir : dans le silence qui suit, la conscience se réveille spontanément, comme à la fin d'un Om, d'un coup de gong, de bol tibétain ou en suivant un roulement de tonnerre qui meurt dans le silence. Au fur et à mesure que le son disparaît, un autre "son" devient audible.
Chaque expir est un Mantra, un son silencieux qui part du Coeur et s'élève jusque dans l'espace au-dessus de la tête, appelé traditionnellement "La Porte de l'absolu" ou l'ouverture vers l'Ouvert. Quand l'expir est ainsi accompagné d'une pleine attention, c'est l'éveil de la vie, c'est-à-dire l'éveil de la Koundalinî. Celle-ci n'est, dans le Tantra ancien, rien d'autre que la vie, c'est-à-dire la conscience, manifesté concrètement comme mouvement. D'ordinaire, la Koundalinî est courbée, car le souffle monte du Coeur et vient percuter les points d'articulation pour former les mots qui engendrent nos univers mentaux.
Mais dans cette plongée à la fin d'un expir, l'énergie reste brute. Elle s'élève alors librement et s'élance dans l'espace, en silence. Certains textes comparent cela au tireur à l'arc qui décoche une flèche. Dans une perspective plus contemporaine, on pourrait dire que cela ressemble au surf : j'approche la vague et je la chevauche. Dans les deux cas, il y a une forte attention et le surfeur essaie de glisser le plus longtemps possible sur la vague. Dans la plongée dans l'expire, de même, j'essaie de suivre le mouvement le plus longtemps possible, bien après la fin de l'expir grossier, et même après l'inspir qui suit. L''attention continue de se dilater en silence, comme quand on suit le son d'un bol tibétain : à un moment, le son que j'écoute est l'écoute du son. Il n'y a plus séparation.Cette pratique est au coeur de la tradition secrète du Koula. Elle est ainsi célébrée dans un verset adressé au Mystère sous la forme du Soleil :
"Ô Soleil ultime, hommage à toi !
Tu est le Soi intérieur présent dans la totalité du corpsde tout être incarné.Et tu es la lumière visibledans l'interaction des souffles,frottement semblable à celui des bouts de bois pour allumer un feu.C'est ainsi que les êtres vrais et disciplinés t'adorent."(Hymne à Shiva et Shakti, Sâmbapancâshika, 14)
Kshéma Râdja explique :
" Les êtres vrais sont les yogis, qui s'adonnent de manière réglée au frottement des souffles aux moments où ces souffles se mettent en mouvement et s'arrêtent (sarva-vâha-mârga-udaya-vishrânti-padeshu), c'est-à-dire
'quand l'énergie descend (dans l'inspir) et quand l'énergie du bas se contracte (dans l'expir). Celui qui connait cette plongée (samâvesha) dans la Shakti de Shiva s'y connaît (vraiment : les autres ne sont que des branquignols)'.Selon cette pratique enseignée par la tradition (du Koula), tu es la Lumière visible dans les (intervalles) qui vont en se dilatant quand un souffle s'arrête (avant que le suivant ne s'élance), car (même dans ces intervalles immobiles) il y un balancement (subtil) qui continue, (qui est cette Lumière). C'est là que toi, (Soleil ultime), tu brille clairement comme conscience évidente, comme Lumière qui est à elle-même sa propre lumière. Les "bouts de bois" désignent l'inspir et l'expir qui correspondent au morceau de bois du haut et du bas (employés pour allumer un feu). L'effort du yogi correspond à l'effort pour frotter les deux bouts de bois."Pour comprendre cette métaphore, il faut se rappeler qu'à cette époque, il y a mille ans, il n'existait pas de briquet. Pour allumer un feu, il fallait frotter des bouts de bois. Un bout horizontal, percé d'un trou, et un autre bout vertical, généralement doté d'un petit arc avec une ficelle enroulée sur l'axe du bout vertical. Allumer un feu demandait un effort soutenu.
Une vidéo de cette technique, mais sans arc :
De même, le yogi plonge tout entier dans le mouvement des souffles. Et, de même qu'un feu (une étincelle, à peine une petite volute de fumée) naît de l'interaction, du frottement entre les deux bouts de bois, de même, la conscience s'éveille entre deux souffle : à la fin de l'expir et à la fin de l'inspir - mais en pratique, on conseille de plonger seulement à la fin d'un expir, et de ne revenir à un expir que si l'attention a été distraite ; sinon, on continue, à l'infini, comme un vol plané. Une présence subtile s'éveille dans cet intervalle. Subtile au début. Elle doit être nourrie d'écoute, avec un soin total. Peu à peu, elle prend de la vigueur et devient un feu capable de tout dévorer. De même, la conscience s'éveille et infuse tout, inspir et expir, et tous les mouvements. C'est l'éveil de la Koundalinî.
Il existe des versions très sophistiquées de cette pratique, accompagnée de Mantras et de visualisations. Mais le point essentiel est dans la plongée entière à la fin de l'expir, comme une flèche qui partirait à l'infini.
En terme de souffles (prâna), l'inspir est le souffle "vers le bas" (apâna), l'expir est "vers le devant" (prâna, à ne pas confondre avec le prâna comme énergie vitale en général), les intervalles sont "le souffle égal" (samâna) ; la Koundalinî qui s'éveille dans l'écoute de ces intervalles est "le souffle ascendant" (udâna) ; et la présence sans limites, sans plus aucune séparation est "le souffle omniprésent" (vyâna). Cette interprétation des cinq prânas ne se trouve, à ma connaissance, que dans la tradition du Koula.