Quelqu'un me demande si il peut pratiquer la méditation (silence et ressenti intérieur) en espérant atteindre un jour l'éveil, en ajoutant "si tout dépend de la grâce, comment recevoir la grâce ?" C'est une question fréquente. Beaucoup de gens ne se sentent pas dignes.
En bref, je réponds que je plonge et je ne m'occupe pas du reste.
En détails :
Quand je regarde en moi, je constate que je suis "éveillé" : conscient, limpide, silencieux, connecté, simple, immense. Mais il est vrai qu'il faut du temps pour se familiariser avec cette perfection. Et il faut sans doute un temps infini pour l'incarner parfaitement.
En revanche, croire que l'on peut atteindre un seuil au-delà duquel on sera pris en charge par la grâce, cela me semble être une impasse. Car le divin est libre. Rien ne peut l'acheter. Il n'y a pas de condition pour fabriquer l'Inconditionné. Et puis c'est un fait : le Grand Livre de la perfection surabondante est grand ouvert ici, entre mes deux oreilles pour ainsi dire, en moi. Je suis cet espace. C'est un fait. C'est l'expérience qui est ainsi. "Je suis" ainsi.
Comment le sais-je ? Par mon expérience, sva-samvedanât, comme disent les maîtres du Cachemire. "Mon" ici signifie simplement que cette expérience est intime, qu'elle ne peut être exprimée adéquatement. Mais c'est aussi l'"expérience", juste l'expérience en général, commune, universelle, quelque soit son contenu. Ça n'est pas l'expérience "de" l'éveil, "de" la grâce, "de" l'énergie divine, "du" yoga, "de" la méditation. C'est juste l'expérience. Ordinaire comme l'espace ordinaire contient tout. Rien de spécial.
En sanskrit "expérience" et "conscience" et" éveil" sont des mots interchangeables : anubhava, samvedana, samvitti, bodha. Abhinava Goupta explique que l'éveil libérateur ne consiste pas à faire l'expérience de ce dont on avait jamais fait l'expérience, mais à vivre simplement selon l'expérience, telle qu'elle se donne déjà. Être éveillé, c'est juste vivre en cohérence avec l'expérience.
Si je cherche une bouteille d'eau et que j'en ai une devant les yeux, je n'ai pas à changer le contenu de mon expérience, je n'ai rien à faire pour amener une bouteille. Il me suffit de tirer les conséquences de ce que j'ai déjà sous les yeux. Je n'ai plus besoin de chercher la bouteille : par contre, je dois désormais agir comme si j'avais bien cette bouteille en face de moi, car elle est bel et bien là.Pareil pour la conscience-expérience : l'éveil ne change rien à ce qui est donné. L'expérience est toujours déjà l'absolu infini qui se manifeste à soi librement. Mais il faut simplement le réaliser et en tirer les conséquences pratiques. Dans la philosophie de la Reconnaissance, il ne s'agit pas de faire l'expérience du divin comme on fait, par exemple, l'expérience d'une drogue. Il s'agit plutôt de reconnaître dans l'expérience immédiate tout ce que l'on sait du divin, par ouï-dire ou par raisonnement. Donc ici la pensée ne sert pas à faire connaître un nouveau contenu, mais à reconnaître ce qui est déjà là de manière confuse. La reconnaissance est une clarification, un éveil à soi, un réveil de l'expérience, de la vie, du flot spontané qui coule d'instant en instant.
Et donc la grâce ?
Eh bien tout est enveloppé dans la grâce !A première vue, je pourrais dire que si, là, je sens une "expérience d'ouverture" au-delà du mental, c'est un état de grâce, peut-être mérité par un long travail de détachement purificateur.
Mais en réalité, le "travail" de détachement était déjà la grâce ! Le simple fait d'être est déjà la grâce. Se demander comment devenir digne de la grâce, c'est déjà la grâce. Rien n'est en dehors de la grâce, car la grâce, c'est la conscience, c'est l'expérience. Et la conscience est absolument libre. Rien n'existe en dehors d'elle ou en elle, qui pourrait l'entraver du dehors ou du dedans.
Si donc je récite un Mantra en croyant que je vais ainsi me rendre digne de la grâce, c'est déjà la grâce, c'est déjà, toujours déjà, la conscience qui joue ainsi à se plier elle-même aux règles arbitraires qu'elle crée librement elle-même, par elle-même.
Dès lors, tout est possible :
Rien ne permet de gagner la grâce.Tout est déjà grâce.
Le paradoxe n'est qu'apparent, car l'impuissance apparente de l'individu n'est que l'absolue puissance de son Soi véritable qui joue à faire "comme si" la grâce ne pouvait se gagner que par telle ou telle méthode, alors que la grâce est la Lumière qui se manifeste sous la forme de ces méthodes.
Tout est déjà l'éveil en train de se produire, l'absolu en train de se réaliser, de se réveiller. C'est l'éveil au sens large. Seulement, on peut appeler "éveil" au sens strict le moment où la conscience se reconnait pleinement en tel individu.
C'est ce que dit Abhinava Goupta dans ce passage de sa Méditation sur le Verset du Tantra de la Déesse-Alphabet :
"On croit que l'on est digne de l'union (yoga) avec Shiva. Or, cette croyance varie selon les individus selon neuf degrés d'intensité de la grâce. A part ça, le Maître n'a ni attirance pour tel individu, ni aversion pour tel autre. Cette énergie de grâce "tombe" selon la volonté du Maître. Ce coup de grâce du Seigneur tombe sans raison (animitta).
Les différentes traditions disent qu'elle tombe- quand l'attachement est détruit
- quand deux karmas de force égale s'équilibrent
- quand le poids des bonnes actions est suffisant
- quand l'impureté a assez mûri
- quand on a rencontré l'âme-sœur (suhrid, ou un gourou ?)
- à cause de la dévotion
- à cause d'une bonne naissance
- parce qu'on sert (un gourou)
- à cause de l’entraînement
- quand les habitudes sont détruites/ quand l'inconscient est purifié
- quand les bons réflexes sont ancrés
- quand l'ignorance est détruite
- quand on devient un moine
- quand on abandonne les objets de plaisir
- quand on est équanime...
Et, en creusant la question des raisons de la grâce, on en trouvera sans doute d'autres." (Mâlinî-shloka-vârttika I, 686-691)
(en écrivant ça, je me rendre compte que ma copie du Tantrâloka de Silburn m'a été dérobé dans ma voiture ; ils vont pouvoir découvrir ces trésors ; merveille !)
Mais tout cela mène à des régressions sans fin ("Il a pratiqué. Mais pourquoi lui ? Parce qu'il a fait une bonne action dans sa vie passée. Mais pourquoi lui ?" et ainsi de suite, à l'infini, de sorte que l'on doit s'avouer impuissant à trouver l'origine de la grâce) et à des cercles logiques ("Pour mériter la grâce, il faut pratiquer ; mais le désir de pratiquer est lui-même un effet de la grâce !").
La seule issue est d'admettre que tout est déjà la grâce à l'oeuvre. La grâce, c'est la liberté, c'est la conscience. Ainsi tous les problèmes sont résolus, tout pointe vers l'expérience de l'ici-et-maintenant, c'est-à-dire vers l'expérience brute, vers l'expérience, vers ici et maintenant. Toutes les croyances innombrables se condensent en ce point : la conscience joue à se perdre et à se réveiller, de mille et mille façon qui constituent l'univers.Cette solution présente en outre l'avantage de tolérer toutes les croyances. Tout est déjà inclus, rien ni personne n'est exclu.
Alors comment recevoir la grâce ?
Rien ne peut la gagner, rien ne peut la perdre.Comme dit Outpala Déva (de mémoire) :
"Pour tes amoureux,
tout mène à toi.Pour les autres,
rien ne marche".