(Notes sur la création) Olivier Greif : "ne plus vouloir que ce qui est voulu par l’œuvre"
Par Florence Trocmé
« Souvent une œuvre me vient par le biais d’une idée toute simple (cela peut être un motif de quelques notes), que je griffonne sur un coin de page. Puis je n’y touche plus. Je la laisse se nourrir elle-même de l’air du temps, ou plus exactement : je la laisse agir comme un aimant, attirant à elle tout ce qui passe dans sa proximité. J’aime à allonger cette période où j’ai quasiment l’impression que l’œuvre grandit sans moi, selon un processus organique qui m’échappe. Quelques jours ont passé. Ça y est : l’idée a été fécondée ! Parfois je peux presque ressentir l’instant précis où cette fécondation se produit. L’idée est devenue un début. Je sais désormais comment commence l’œuvre. J’oserais dire : je connais son visage. Quelques mesures sont couchées sur le papier, tel un œuf. Impénétrables pour l’étranger, mais contenant, comme involuée en elles, l’œuvre tout entière. Toutefois le moment n’est pas encore venu de composer, ou plutôt d’écrire. Maintenant que l’œuvre est vivante, en gestation dans le ventre de l’imaginaire, maintenant qu’elle possède son identité, je ressens que je dois la laisser croître par elle-même, qu’intervenir – c’est-à-dire écrire – trop tôt équivaudrait à faire paraître au jour un enfant prématuré. Je retarde avec délice l’instant où je vais devoir enfermer l’œuvre derrière les portées de sa prison de papier en les fixant à jamais, la soustrayant à ce monde virtuel, et inaccessible aux néophytes, où elle est sans être, autrement dit : où tout est encore possible. »
Un peu plus loin, dans la même lettre, en 1999 :
« Notre métier consiste précisément à diminuer le plus possible la marge existant entre l’œuvre telle que nous pouvons la rêver et celle qui restera gravée dans la matière. Diminuer jusqu’à inverser la proportion, c’est-à-dire jusqu’à ce que l’œuvre incarnée nous semble – car nous en sommes réduits à des spéculations dans ce domaine – s’élever plus haut que ce que nous avions imaginé qu’elle serait, qu’elle nous surprenne comme nous aurait sans doute surpris l’œuvre rêvée si nous avions pu l’entendre.
De même qu’il faut aux mystiques qui s’abandonnent à la volonté de Dieu, un extraordinaire travail de dépouillement de soi – il leur faut rien moins que renoncer à leur volonté propre – de même la réceptivité qu’exigent ces forces inspiratrices de la part d’un artiste pour transiter par lui implique qu’il abandonne une certaine part de sa volonté créatrice. Peut-être même toute. Au fond, il faut qu’il parvienne à ne plus vouloir que ce qui est voulu par l’œuvre. Mais faut-il encore qu’il apprenne à le savoir. Vous imaginez quel travail d’écoute intérieure, d’effacement progressif du vouloir, de patience, d’humilité, cet apprentissage représente ! » (Lettre à Agathe Audoux, le 30 juillet 1999), p. 458)
Olivier Greif, Journal, Aedam Musicae, 2019, 530 p., 32€
Image, début du Trio d'Olivier Greif.