Ourlets II possède d’entrée deux atouts aptes à susciter l’attention : celui d’écrire sur l’enfance, ce qu’il nous en demeure, tout en écrivant sur la question du rapport enfants/parents quand les enfants « vieillissent »… L’ « ourlet »poétique cousu par Clara Regy replie/ajuste/raccorde l’aujourd’hui partagé (avec son père) sur le tissu/texte/film de l’autrefois condensé, et en rapièce la bande fugitive, ce qu’il nous en reste de défaillant ou de sélectif, sur un script/scénario poétique fixé sur le carnet de notes de la mémoire :
parfois ta bouche parle
tu ne racontes rien
je n’ose te le dire
parfois ta bouche parle
et me fait mal
aussi
quelques mots
perdus
je réponds en silences » (p.19)
Ourlets II allume -de ses mots cousus avec délicatesse dans la trame du temps qui passe- la brèche grandissante qui sépare inéluctablement les êtres d’une même famille au fil de la vie vieillissante, par l’écart intergénérationnel, et nous en parle avec une sensibilité riche de touches suggestives dans la restitution (par le biais de figures métonymiques ou via le procédé littéraire de la personnification : « la toile cirée brille / sous les taches de gras / qu’un vieux torchon fait fondre / en tremblotant / souvent »). Cet art de la suggestion renvoie à la parole peu démonstrative du père mais aussi suscite l’émotion chez le lecteur. Une certaine tendresse se lit entre les lignes, d’autant plus puissante qu’aucun débordement de sensiblerie ni de tristesse ne vient surjouer les deux voix (celle du père et de sa fille) en présence. Clara Régy observe un père livré exclusivement aux tâches quotidiennes de la vie pratique, ce dont témoigne le carnet de bord où se notent les faits et gestes journaliers du père, et elle se souvient, émet par-ci par-là quelques piqûres de rappel en pointant un comportement déjà observé dans son passé. Ainsi lorsqu’elle note l’indéfectible défiance du père économe, même vis-à-vis de sa fille :
« ton porte-monnaie géant
me semble minuscule
(…)
la frontière de skaï
compte le temps passé
tu le feras aussi
au retour des courses
-non je ne t’ai pas volé- » (p.13)
La vie pratique du père jardinier se décline en des poèmes-actions, dans un style télégraphique soulignant l’importance accordée à chaque activité journalière entreprise dans une parcelle de vie ordinaire et particulière. Chaque menu fait de la journée est scrupuleusement noté comme nos anciens géraient avec le geste économe l’organisation financière et profitable de leur temps compté (par exemple :« retiré 100 € à la boulangerie »). En regard de ces notes pratiques, la poétesse retranscrit ces faits observés, de son regard filial, passant au filtre poétique tel ou tel menu geste et/ou comportement, prenant de la distance ou de la hauteur pour mieux saisir les nuances.
Ouvrage écrit à deux voix plutôt qu’à deux mains, Ourlets II gagne en puissance d’évocation par l’économie qu’il observe dans l’écriture. Si la vie est un fleuve, celle qui coule et afflue dans les poèmes d’Ourlets II ressemble à cette eau indomptable et sauvage de la Loire qui, « lasse de courir en silence / -sans reprendre son souffle- » peut certes reposer, mais n’en remue pas moins le cours souterrain et tempétueux du charroi du temps qu’elle transporte, invisible depuis la rive, déterminant en réalité dans l’intériorité et sur le chemin de toute une vie.
Murielle Compère-Demarcy
Clara Regy, Ourlets II, éditions LansKine, 2019, 54 p., 13€