https://www.persee.fr/doc/chris_0753-2776_1996_num_50_1_1874
• Peut-on aujourd'hui parler des juifs et d'Israël quand on n'est pas juif? • Quand on prétend parler des juifs, qu'essaie-t-on de dire ? • Quand on parle des juifs, qui nous récupère ? • Faut-il ne plus en parler ? Ce sont les quatre questions que m'inspirent la polémique et l'émotion soulevées par le soutien de l'abbé Pierre au livre de Roger Garaudy, Les mythes fondateurs de la politique israélienne.
1) Parler des juifs quand on n'est pas juif. L'Histoire n'est pas indifférente. Ce qui s'est passé pendant la Deuxième Guerre mondiale ne peut être mis entre parenthèses. Comment parler des juifs aujourd'hui sans tenir compte qu'ils ont été victimes, par le passé et notamment dans ces années 30 et 40, de la plus grande haine et des plus grandes atrocités ? Comment, lorsque je m'adresse à un juif, ignorer ce rapport, non pas établi de toute éternité, non pas dans l'ordre naturel des choses, mais imposé par les hommes ? C'est le regard de l'autre qui crée le juif, disait Sartre. Sans doute, mais les événements fixent aussi de drôles de rôles. Il sait, je sais, et il sait que je sais. Difficile. Comment trouver l'impudence d'évoquer la Shoah « objectivement », lorsque je sais le lot de souffrances et l'ignominie des bourreaux ? Puis-je faire de ce sujet le thème d'une conversation de salon ou d'un débat ? et débattre de quoi ?
2) Quand on parle des juifs, qu'essaie-t-on de dire ? Garaudy discute de la Shoah pour mieux parler d'Israël et de sa poli- tique d'écrasement des Palestiniens. Mais quel est son sujet ? La Shoah ou les politiques israéliens ? Il explique que des responsables israéliens, pas meilleurs que les autres, utilisent la Shoah pour minimiser l'horreur de leurs propres actes. On peut les condamner. Mais doit-on, comme Garaudy, minimiser en retour la Shoah pour faire éclater le cynisme de l'Etat d'Israël ? Le procédé est inacceptable. Les crimes des nazis, n'en déplaise à leurs réducteurs et réviseurs, ont atteint une dimension qui interdit de compter. Et faire argument du nombre des victimes, même pour une cause défendable qui serait celle du droit des Palestiniens, ne peut être admise comme règle du jeu. Faut-il alors se taire face à l'Etat d'Israël ? Non, mais il est impossible de le dénoncer en vertu de son passé. Certes, on est choqué de comprendre que les enfants de ceux qui furent déportés, à leur tour torturent. Mais cela ne prouve qu'une chose : l'humain est indécrottable, le mal peut s'insinuer partout, nul n'est garanti à jamais, ni par ses qualités, ni par sa souffrance ni par celle de ses parents. Et malheureusement, Israël n'a pas obligation de résultats positifs en fonction de ce qu'on a fait subir à ses pères. Garaudy prétend ne pas être antisémite et écrire en faveur de la vérité : pour lui, affirmer qu'il n'y a pas eu « génocide » des juifs et que l'existence des chambres à gaz n'est attestée que par des témoignages incertains, n'est en rien minimiser l'horreur des camps. Et, ses doutes seraient-ils fondés et scientifiquement vérifiés, il aurait raison. Mais à quoi joue-t-il ? Ne veut-il rien prouver d'autre que le cynisme politique d'Israël ? Je ne le sais pas au juste, mais j'imagine que derrière le sujet officiel, se cache quelque chose de plus vague, comme dans les paroles de l'abbé Pierre. Nous avons vu cet homme comme un pur et, soudain, sa bouche a laissé échapper des vipères et des crapauds. Quelles vipères, quels crapauds ? Pas qu'Israël soit condamnable. Mais il a commencé à parler « des juifs »... Et là tout bascule. Là, on a senti un ressentiment, diffus, qui dépasse la seule condamnation politique. Le malaise s'est installé. Mais je m'énerve qu'on ait insulté l'abbé Pierre sans analyser sa faute. Les médias ont jubilé' : le pauvre abbé n'est pas celui qu'on croyait, il était antisémite, un allié, même inconscient, des nazis. Peut-être ses propos dévoilent-ils tout ce tabou, justement, qui fait qu'on ne peut pas parler des juifs « n'importe comment », c'est-à-dire avec une prétention (vraie ou illusoire) d'objectivité, comme si rien de grave ne s'était passé. Qu'a voulu dire l'homme d'Emmaiis en se lançant dans son couplet sur la Shoah ? Peut-être - mais je veux sans doute refuser de voir trop de mal en lui - le poids de la faute passée, collective, indicible.
3) Quand on parle des Juifs, qui nous récupère ? Le problème, si l'on souhaitait parler « objectivement » de la Shoah, c'est qu'il y a le cercle de ceux qui sont à peu près clairs dans leurs relations humaines, et ceux qui nourrissent leurs perversions de tout ce qui passe. Alors, sur un tel sujet ! Je ne sais pas si Garaudy est antisémite, ni l'abbé Pierre, mais je suis bien sûre qu'ils seront lus et entendus par des antisémites. Qui s'en frotteront les mains. Et cela suffirait pour se taire. Non pas se taire sur le judaïsme comme religion, ni sur la culture juive, ni sur Israël et sa politique, mais sur « les juifs », cette appellation massive qui cache son véritable objet d'intérêt, et ce que l'humanité leur a fait endurer. Arrêter de parler de la souffrance, de la discuter, de la soupeser, pour aborder la connaissance de la religion et de la vie politique. Sortir la relation au judaïsme du rapport de force et du souvenir malsain des exactions. Ne plus donner prise aux esprits des fascistes en herbe et des commères aigries. Il faut connaître et reconnaître, sinon ce sont encore et toujours les ombres des camps qui reviendront, comme un précédent qui s'autojustifie. Je crois qu'on a hurlé contre Garaudy et l'abbé Pierre surtout parce qu'on a compris l'usage que pourraient faire certains, dans leur chimie intime et glauque, d'amalgames, d'imprécisions, de ressentiments mal ciblés. Et c'est vrai qu'on n'a pas le droit de ne pas être « clair » quand on parle des juifs.
4) Faut-il ne pas parler des Juifs ? Eh bien, dans la logique de ce que je viens d'affirmer, non, si l'on n'a pas fait soi-même ce travail de clarté sur le passé, lorsqu'il pèse encore. Au fond, contre ceux qui prétendent dénoncer un tabou de la Shoah, ne faut-il pas répondre que le tabou a crû à la mesure de l'inhumanité ? Que c'est une réaction « normale », un symptôme d'humanité a posteriori ? Et si la Shoah a encore une incidence chez la génération qui lui a été contemporaine, ne serait-il pas préférable de la laisser strictement aux spécialistes, de s'informer comme citoyen sur ce qu'on peut sérieusement en dire aujourd'hui, et de garder le silence ? S'abstenir donc de « commentaires », tant qu'on n'est pas rentré dans une relation de connaissance du judaïsme, et de soi-même ? Car après ce siècle, les deux choses ne peuvent que se rejoindre.
S.B. Autres Temps. Cahiers d'éthique sociale et politique N°50, 1996, pp. 54-56 https://www.persee.fr/doc/chris_0753-2776_1996_num_50_1_1874