Son essai est tissé de notations d’auteurs, de poètes. Ce qui pourrait sembler relever d’un acte de militantisme, à partir des zones à défendre et d’autres lieux de la contestation d’un monde qui épuise les ressources de la planète, devient sous les mots de Marielle Macé une invitation à rêver, à lâcher prise, à réinventer sans cesse. Il s’agit alors de « braver » notre époque, ou plutôt de « l’étonner », en pensant à cette injonction de Victor Hugo dans les Misérables « Étonner la catastrophe par le peu de peur qu’elle nous fait » (32).
Dès lors, l’activité de bâtir prend une tout autre dimension. Faire des cabanes alors : jardiner des possibles. Prendre soin de ce qui se murmure, de ce qui se tente, de ce qui pourrait venir et qui vient déjà : l’écouter venir, le laisser pousser, le soutenir (…) Cela se passe à même l’existant, c’est-à-dire dès à présent dans la perception, l’attention et la considération : une certaine façon de guetter ce qui veut apparaître… (47).
Cette attitude d’écoute, cette attention au monde dans ce qu’il peut avoir de plus quotidien, de plus discret, d’intime, Marielle Macé les connaît et les trouve dans les poèmes : Poser que le monde a des idées, les entendre et les suivre, le poème sait très bien faire ça, lui qui écoute les choses signifier, gémir, rêver, lui qui emploie son effort à qualifier ces voix non-voix, ces pensées non-pensées. Prêter l’oreille, discerner, entendre quelque chose non-parler, entendre le monde muet bruire d’idées, ça s’apprend (100).
Pour Murielle Macé, clairement : c’est pour cela que la poésie est ici très savante, experte même (id). Les poètes deviennent en quelque sorte les précurseurs dans cette tendance qui voit émerger de nouveaux bâtisseurs de cabanes : Et les poètes, honneur aux poètes, sont là pour ça : prêter davantage l’oreille, élargir la perception, le faire savoir, en répondre (id). Les pages qui suivent sont toutes à lire.
Les poètes, depuis Ovide, invitent à un « parlement élargi », ce qui pourrait redonner entente et harmonie à notre monde, ce parlement qui rassemblerait sur la scène politique humains et non-humains, hommes et bêtes, fleuves, pierres, forêts… (110).
Dans une première partie intitulée « Les Noues », lieu-dit situé dans la région de Notre-Dame-des-Landes dont elle est originaire, Marielle Macé s’intéresse à cette série de mots ouvrant l’imagination : noues, nous, nœuds. Pourquoi ne pas formuler le vœu que ce monde si menacé devienne un monde à nous, une terre pour nous tous, à notre échelle, celle de nos désirs et de nos possibilités ? L’auteur cite pour conclure Aragon qui, déjà, l’entrevoyait :
Dans le pays sans nom sans éveil et sans rêves
Le lieu de nous où toute chose se dénoue (23).
Philippe Fumery.
Marielle Macé, Nos cabanes, Verdier, 2019, 128 p., 6,50€
Extrait (choix de la rédaction)
« Avec les choses le monde fait des lignes : lignes de conduite, lignes de vie, pistes, départs, ouvertures de mondes... Tim Ingold a proposé une anthropologie comparée des lignes, du faire-ligne, du pister : "marcher, tisser, observer, chanter, raconter une histoire, dessiner et écrire", tracer avec ses mains, ses pieds, un crayon, un fuseau, un outil, une pensée. Mais il n'y a pas que nos mains ou nos âmes qui fassent des lignes, s'il est vrai que chaque chose a son idée.
Toute chose en effet se conduit, se comporte : une espèce, une pierre, une rivière, toute chose se conduit et par conséquent nous conduit ("la flèche de l'eau, écrit Jacques Darras / M'indique sa trajectoire avec une certitude qui me choisit"). Toute chose se conduit et c'est là son idée ; l'idée qu'elle a, ou plutôt (et je ne peux me défaire de cette formule de Jean-Christophe Bailly) l'idée qu'elle est : son orientation dans le vivre, sa piste d'être et d'expérience, la pensée qu'elle risque et quelle mêle, emmêle au monde.
Écouter les idées des choses, les idées qu'ont les choses (qui n'en manquent pas) ce serait emprunter ces lignes en perception et en pensée — les suivre, comme on ferait d'une bête. Laisser aller les lignes. Laisser rêver les lignes :"Une ligne rêve. On n'avait jusque-là jamais laissé rêver une ligne",/ écrivait Henri Michaux devant les tracés de Paul Klee. Et Michaux de suivre, en regard et en gestes, l'aventure, c'est-à-dire la phrase, c'est-à-dire l'idée, de chacune de ces lignes ; celles qui se promènent, celles qui font des trajets plutôt que des objets ; les allusives, "qui exposent une métaphysique", les pénétrantes, "qui au rebours des possesseuses, avides d'envelopper, de cerner, faiseuses de formes (et après ?), sont dignes pour l'en-dessous"; celles qui, "au rebours des maniaques du contenant, vase, forme, mont, modelé du corps, vêtements, peau des choses (lui [Klee] déteste cela), cherchent loin du volume, loin des centres, un centre tout de même, un centre moins évident..." Aventure d'une ligne : " Ce qu’elle risque, ce qu'elle trace, ce qu'elle rate, ce qu’elle fend et enclôt, sa responsabilité en somme." (Laurent Jenny).
Chacune de ces lignes est en effet comme une pensée qu’il y aurait à entendre ; chacune espère d'ailleurs notre écoute. Michaux, encore : "Une ligne attend. Une ligne espère", "toujours dans la construction, toujours dans le prolétariat des humbles constituants de ce monde." »
(p. 72-74)