Est-ce que je peux pratiquer le shivaïsme du Cachemire sans avoir été initié ?

Publié le 11 août 2019 par Anargala

Je réponds ici à une question que l'on m'a posée plusieurs fois  : Est-il possible de pratiquer le shivaïsme du Cachemire sans y avoir été initié ?

A première vue, cela semble impossible, car selon un tantra du Trika : "on est délivré grâce à l'initiation de Shiva".

Cette initiation est un rituel plus ou moins élaboré, accompli par une personne à travers qui Shiva agit, et qui autorise à pratiquer. Il n'est pas permis d'utiliser un Mantra lu dans un tantra. 

Mais ici, il sera question de la tradition du shivaïsme du Cachemire ésotérique, le Koula.

Selon cette tradition secrète, l'initiation est certes nécessaire, mais il faut s'entendre sur ce qu'elle est.

L'initiation ne dépend que d'une chose : la grâce, c'est-à-dire la liberté, c'est-à-dire le pouvoir absolu de la conscience de s'aliéner ou de s'éveiller à sa guise. Certes, l'individu peut se purifier, se préparer, se travailler. Mais tout ceci dépend de la liberté souveraine, car en vérité, c'est la conscience universelle, la Déesse, qui joue selon son désir, à se prendre pour tel individu doué d'une conscience limitée, douloureuse ou imparfaite. En ce sens, tout est grâce, tout est liberté, tout est embrassé dans cette vision intégrale. Tout est donc possible.

Une personne peut s'éveiller spontanément, directement, sans aucune pratique préalable, en cette vie où dans ses vies passées. Quand la grâce "tombe" soudainement, elle n'obéit pas à la loi de cause à effet. C'est bien plutôt la loi de cause à effet qui obéit à la grâce. Tout est conscience. Si progression il y a en apparence, c'est par jeu, sans aucun égard pour une quelconque règle. Il n'y a pas de facteurs. Selon Abhinava, "un coup de grâce (shakti-pâta) de force moyenne engendre un éveil de gnose intuitive, qui ne dépend ni d'un enseignement, ni d'un maître. C'est une certitude intime, une expérience personnelle, à elle-même sa propre preuve (sva-pratyaya). Quand cette gnose surgit sans aucune préparation extérieure, sans nul travail visible (bâhya-samskâram vinâ eva), on est alors un 'maître intuitif', source de pouvoir et de liberté. Pour lui, pas question de ces artifices que sont les règles initiatiques, etc.." (Tantra-sâra, XI, 7)

Tout ceci dépend entièrement du désir qu'est le libre jeu de la conscience universelle :

"C'est en déployant l'activité de son libre désir que le Seigneur suprême recourt à une variété infinie de procédés, la dévotion, l'action, la science, l'enseignement de l'ordre du monde et les règles de la connaissance, ou encore les mantras, l'initiation. par eux, le maître de l'univers accorde sa grâce à ceux qui transmigrent." (Tantrâloka IV, 55-57, trad. Silburn).



La conscience est libre de tout règle ; elle est aussi bien libre  de jouer à se se soumettre à des règles. Tout est possible. Ce que nous somme vraiment est libre de toute identité, mais aussi bien libre d'assumer tous les masques. La conscience n'est pas prisonnière d'un personnage ; elle n'est pas non plus prisonnière de l'idée "de n'être personne". Outpala Déva y voit le genre de faux dilemme qui est la racine même du samsara : "être quelqu'un ou n'être personne". La liberté consiste à pouvoir faire l'un et l'autre, c'est-à-dire à jouer.

Ce qui est libre est toujours libre. L'esclavage mental et chimique (si l'on veut dire les choses ainsi) est une forme de liberté. Et l’apparente délivrance est aussi liberté. Aliénation et délivrance sont des masques de la liberté. En vérité, comme le rappel Abhinava, "lien et délivrance ne sont pas autre chose que l'essence même du Maître des maîtres, car en réalité, il n'y a pas en lui de différence", car il est Maître de jouer au maître ou à l'esclave.

Bien sûr, la différence est réelle et claire entre esclavage et libération : l'esclavage, c'est se sentir submerger par le mental, faute d'y avoir reconnu les énergies divines ; la délivrance, c'est le bien-être que je ressens quand je reconnais en ces énergies les vagues de l'océan infini de la Lumière. Mais c'est une seule et même liberté, une seule extase, comme un seul et même songe qui tourne au cauchemar si on le prend pour réel, et qui devient délectable s'y l'on s'veille en lui. 

Donc, en allant voir plus profond, faut-il un maître et un enseignement et donc une initiation pour s'éveiller ? Non. Tout est possible. Si un maître se présente, alors c'est bien. Sinon, c'est bien aussi. Là n'est pas l'essentiel. Sauf à entendre le maître comme celle ou celui qui nous éveille. Ce peut être un humain, un animal, un objet, une pierre, un arbre, un parfum, un événement, un je-ne-sais-quoi. Ce peut être dans l'état de veille, mais aussi en rêve, ou ailleurs. Tout est possible. Un maître, ou toute entité douée de conscience peuvent transmettre aussi l'éveil, le réveil de la conscience, même à distance. Selon le Tantra-Océan des Vagues du Tout (Ûrmi-kaula-ârnava, II, 240), "le maître capable de donner la délivrance peut transmettre la vraie perfection par méditation mentale, même à des centaines de lieues [de distance]". Bref, si tout est une même conscience toute-puissante, alors tout est possible. C'est logique.

Quant aux lignées, elles sont toutes plus ou moins factices. Je veux dire par là qu'elles comportent toutes des "trous", des petits arrangements avec l'Histoire. Au mieux. Quand elles ne sont pas carrément entièrement inventées. Mais, même alors, elles peuvent avoir une force symbolique. Mieux vaut une lignée fictive, mais qui pointe le vrai, qu'une mafia de margoulins historiquement avérée. Tout est possible. Si nous savons rester fidèles à notre soif de vérité, alors tout ira pour le mieux. 

Mais a-t-on le droit de prendre un Mantra dans un livre ? Oui, répond Abhinava, mais seulement si un maître compétent n'est pas présent. Si je n'ai pas de maître authentique à proximité, alors je peux prendre un Mantra dans un livre et je serai initié "par les déesses de ma conscience" ; c'est ce que l'on appelle "être initié par soi-même" (Tantrâloka, IV, 60-66). Tout est possible dans la liberté, dans le vertige de la liberté, dans l'ivresse de cette liberté imprenable. Mieux vaut s'adresser au bon Dieu. L'Esprit souffle où il veut.


Vous comprenez le principe ?
La liberté. Rien d'autre.
Puissions-nous - puissé-je - ne jamais l'oublier.

La conscience se piège elle-même.

La conscience se libère elle-même.

Après, tous les moyens sont bons, il n'y a pas d'absolus en ce domaine. S'éveiller à cette possibilité, c'est déjà une puissante grâce.  

La véritable initiation est l'éveil de la conscience à elle-même, comme un volcan qui se réveille, car "immensifier le Moi, briser ses limites et non l'abolir, tel est l'apport du tantrisme" (L. Silburn, Les Hymnes aux Kâlî, p. 14).

Dans la synthèse du shivaïsme du Cachemire que je propose et que j'appelle Smara Yoga, mais que je pourrais aussi bien nommer Yoga de la Présence érotique ou Yoga de l'espace et du cœur ou Yoga de l’Éros de Lumière, etc., tout cela se condense en les Quatre Yogas : conscience, souffle, espace et désir. Depuis plus de trente ans j'étudie et j'expérimente dans toutes les traditions, à travers toutes les philosophies. Depuis le Hatha Yoga jusqu'à l'Oraison chrétienne, en passant par le soufisme, le dzogchen, le Védânta et j'en passe, j'en suis toujours revenu à ces deux principes : Shiva et Shakti, le silence et le ressenti, l'espace et le cœur. Libre, mais clair et précis. Légitime sensibilité à la beauté des discours : sans doute ; mais inséparable d'une l'efficacité profonde. Sans cela, à quoi bon ?

Un petit manuel sortira bientôt à ce propos, ainsi qu'une anthologie de textes traditionnels, mais qui sera offerte séparément.