De nombreux romans (et films) ont emprunté leur décor à cette ville depuis Quai des Brumes jusqu'au film éponyme de Aki Kaurismäki. Plusieurs romanciers l'ont choisie comme Linda Lê, Julia Deck, Mailys de Kerangal, Françoise Bourdin, Valérie Tong Cuong ... et ce n'est sans doute pas un hasard si Manhattan-sur-Mer (comme l'appelle l'écrivain Christophe Ono-dit-Biot) est à ce point inspirante.
Elle a su renaitre de ses cendres, est désormais inscrite au Patrimoine mondial de l’Unesco depuis 2005, et surprend par un centre ville totalement refait (et surtout pas à l'identique) et par ses quartiers périphériques ultrachics comme Sainte-Adresse. Murielle Magellan décrit de multiples trajets en voiture sans jouer les guides touristiques mais il suffit de connaitre les lieux pour que notre lecture soit influencée, ne serait-ce qu'inconsciemment. Et cela même si on ignore que Monet y a peint Impression de Soleil levant qui a donné son nom au mouvement pictural ... la culture du lecteur a le droit d'être limitée...
On remarquera que Changer le sens des rivières n'est pas un impératif, comme s'il s'agissait d'une prescription énoncée sans avoir rédigé l'ordonnance. Autrement dit ce sera au lecteur de trouver son propre mode d'emploi s'il a l'intention de suivre le conseil. Car il s'agit bien de cela, on le devine immédiatement : il appartient à chacun de faire trembler le déterminisme, qu'il soit social, culturel ou psychologique.
La quatrième de couverture fait allusion à deux mondes clos qui, sous-entendu se côtoieraient sans se mélanger, mais ce ne sont pas les codes qui les régissent qui érigent les barrières les plus solides. Elles sont au plus profond de nous et c'est donc en nous qu'il faut agir. Ce n'est jamais facile mais c'est possible. Et ce n'est jamais à sens unique parce qu'un changement en entraine une série d'autres.
C'est peut-être la plus forte "leçon" qu'on peut tirer du roman. Un parcours de vie est un puzzle et modifier une pièce impose de faire bouger les autres.La citation de Borgès qui figure en exergue fait allusion à la lenteur du mouvement. J'y vois après coup une ébauche de réponse à la question que je me suis posée : Qu’est-ce qui nous décide à progresser ou pas dans un roman que l’on a par ailleurs envie de lire ? J’ai commencé celui-ci 3 fois sans parvenir à "avancer" dedans comme si j'en étais empêchée alors que j’apprécie énormément Murielle Magellan. Il m’a même accompagnée en voyage, inutilement... Les livres sont sans doute comme certains plats qui ont besoin d’une atmosphère de dégustation ou plus simplement de temps, et je ressemble en cela à Marie Leroy, dont le nom est prometteur d'une heureuse destinée.
Mais avant cela sa vie est réglée comme du papier à musique, médiocrement diront certains, courageusement diront d'autres car elle travaille, assume l'hypocondrie de son père et ne s'octroie pas beaucoup de rêves, si ce n'est de s'acheter une paire de Converse roses. On ne peut pas considérer que sa vie le soit ... rose.
Jusqu'à ce qu'un incident (très grave) modifie la couleur de son destin. Il me semble que c'est l'épisode de la tarte Tatin qui fut décisif pour l'héroïne et qui -alors que je ne le savais pas- aura été déterminant dans ma poursuite de l'histoire. Une fois passé ce cap je ne l'ai pas refermé avant de l'avoir achevé.
Ce roman est un éloge de la tiédeur et d’une certaine lenteur. Vous ne me comprenez pas. Vous chercherez ... comme le disait si bien Maria Montessori : Aide-moi à faire tout seul !
Marie Leroy manque de références culturelles. Murielle Magellan l'a montre ignorante du réalisateur de cinéma. Elle aurait pu prendre un nom plus significatif du cinéma d'une élite. D'un cinéaste qui ne soit pas attaché à la Normandie (je ne pense pas que François Truffaut ait tourné au Havre. Il adorait la région mais préférait davantage la campagne du Calvados que les rives de la Seine-Maritime) mais c'est sans importance.
Marie donc ignore qui est François Truffaut et il est probable que si on interrogeait une centaine de trentenaires on serait surpris de la proportion de ceux qui sont dans le même contexte, y compris ceux qui résident en centre ville et qui ont fait des études (je le constate quotidiennement, mais j'ai moi-même des lacunes ... par exemple dans les séries télévisées...). Peu importe l'ampleur de l'ignorance et les justifications éventuelles il est certain qu'une différence culturelle peut constituer un abîme entre deux êtres, ce qui est très net entre Marie et Alexandre (moins grave entre elle et Gérard Doutremont mais l'enjeu est différent). Ce sera sensible aussi entre les deux soeurs.
Il est probable aussi que le miroir que me tendait Marie était trop violent. A l'inverse de l'auteure je ne suis pas sûre qu'on puisse combler un manque de culture. La question de la place, pour paraphraser Annie Ernaux, une "autre" normande, me semble définitive. L'humiliation peut s'atténuer, s'effacer j'en doute. En tout cas c'est bien la honte qui est le moteur de la violence qui s'empare soudain de Marie. Si Alexandre avait tenu sa promesse de la rappeler la jeune femme estime qu'elle aurait eu une chance de changer le cours des choses (p. 31). Le cours, ... le sens ... à défaut de chance ce sera un travail.
Murielle Magellan est efficace dans sa démonstration car elle ne prétend jamais que c'est facile. Le contexte est compliqué et elle n'occulte pas les angoisses possibles du garçon qui a sans doute peur que l'ignorance soit contagieuse. Quand Marie le lâche, cela fait un moment qu'il l'a laissée tomber mais cet acte n'est pas un accident car la blessure ne se constate pas.
Marie écope de six mois avec sursis, ce qui n'est pas une non-punition puisqu'au prochain délit (comme si c'était inéluctable) le sursis se transforme en prison ferme et s'ajoute à la nouvelle sanction (p. 49). Mais le pire est ailleurs, dans cette amende qu'il faut acquitter alors que son compte bancaire frôle déjà l'interdit. Marie a un métier, espère des heures sup qui ne pourront pas être accordées. Marie s'enfonce.
Quand elle trouve la solution pour obtenir les 850 euros qui vont la sortir d'affaire on pourrait estimer que le roman s'achève. L'histoire ne fait que commencer.
Changer le sens des rivières est sorti à la rentrée littéraire de janvier dernier et ce n'était peut-être pas la meilleure période. On l'a présenté comme un roman d'apprentissage, une fable urbaine, comme s'il contenait la "bonne" recette pour un beau parcours de vie. L'ordonnance est énoncée page 195. Je ne donne pas la page pour que vous ouvriez le livre à cet endroit. Elle n'est pas assimilable avant d'avoir lu les lignes qui précèdent. Il faut une vie pour changer la sienne ... C'est un effort de chaque jour. Et ça peut être une résolution de rentrée ... de celles que l'on prend pendant les vacances pour mettre en oeuvre en septembre et que loin pourrait résumer avec ces mots : Ne jamais faireoui de la tête à sa destinée de mouton (p. 111).
Ce cinquième roman est tout à fait cohérent avec les précédents et compose une oeuvre où l'indocilité s'érige en vertu.
Changer le sens des rivières de Murielle Magellan chez Julliard, en librairie depuis le 3 janvier 2019