Poésie et mathématiques – Réflexions sur des lectures de Cédric Villani
Peut-être le lieu commun opposant la fraîche spontanéité de la création poétique et la rigueur, froide et méthodique, de la recherche scientifique n’est-il qu’une conséquence perverse de nos académismes scolaires qui séparent et cloisonnent, dans des filières séparées par le no man’s land des sciences humaines, les études littéraires et les études mathématiques ? Cette dichotomie, de plus en plus contestée voire même dénoncée comme une impasse intellectuelle par Michel Serres (« Le passage du nord-ouest », métaphore maritime pour illustrer la nécessité d’explorer les voies de communication entre ces domaines réputés disjoints) ou Ilya Prigogine (« La nouvelle alliance »), apparaît comme le reflet d’une conception surannée du savoir mais peut-on, sans toutefois aller jusqu’à les confondre, discerner, dans l’intuition mathématique, la même essence que l’inspiration poétique ?
C’est clairement la position de Cédric Villani, mathématicien émérite et ardent vulgarisateur d’une discipline souvent mal-aimée parce qu’incomprise, qui tente dans un petit essai intitulé « Les mathématiques sont la poésie des sciences » reprenant le texte d’une conférence donnée en Belgique, de dépasser les images d’Epinal et de défaire les préjugés usuels à l’encontre des mathématiques, souvent hérités des traumatismes de l’école. Ce faisant, il s’inscrit dans la lignée de nombreux poètes qui, depuis la fin du 19ème siècle, ont affirmé l’importance fondamentale des mathématiques et leur influence décisive sur l’écriture poétique, où le langage se présente comme un moyen d’exploration du réel mettant à jour les correspondances et les relations d’analogie entre les phénomènes sensibles. En Edgar Allan Poe, dont on ne soulignera jamais assez le rôle décisif dans l’histoire de la poésie française, cohabitent le poète et l’auteur d’Eurêka, dont les inspirations puisent à la même source. C’est le même émerveillement face à la nuit et à tout ce qui se cache dans les limbes qui se dévoile dans ses poèmes, ses contes et ses essais… Mais le cri le plus explicite est sans aucun doute celui de Lautréamont dans « Les chants de Maldoror » : O mathématiques sévères, je ne vous ai pas oubliées, depuis que vos savantes leçons, plus douces que le miel, filtrèrent dans mon cœur ! (…) Arithmétique ! Algèbre ! Géométrie ! Trinité grandiose ! Triangle lumineux ! Celui qui ne vous a pas connues est un insensé (…) la terre ne lui montre que des illusions. Ce cri s’est répercuté dans les œuvres de poètes aux sensibilités très différentes, de Paul Valéry aux oulipiens. Chez Yves Bonnefoy, également, dont le poème « Dévotion » commence par : Aux orties et aux pierres / Aux « mathématiques sévères ». Aux trains mal éclairés de chaque soir. Yves Bonnefoy avait fait une année de maths sup avant de quitter Paris pour Tours dans le désordre des années de guerre, un peu dans le même contexte trouble que Rimbaud connut au temps de la Commune et quand, encore étudiant, j’avais osé lui écrire (après avoir lu « les lettres à un jeune poète » inscrites au programme des classes prépa dans les années 90), ce fut, je pense, l’influence des mathématiques perceptible dans mon questionnement poétique qui me valut le plaisir d’une réponse de sa part.
Néanmoins, la démarche de Cédric Villani se démarque nettement d’une simple célébration des correspondances entre poésie et mathématiques. L’approche est même assez originale car, en fait, il y a eu bien plus de poètes à témoigner de leur intérêt pour les mathématiques (à ceux cités précédemment, il me faut ajouter Paul Valéry et Jean-Max Tixier qui consacra une thèse universitaire aux rapports entre science et mathématiques), allant parfois jusqu’à ériger les catégories et concepts mathématiques en objets poétiques (comme dans les « Euclidiennes » de Guillevic, où les figures géométriques, évoquées en vers lapidaires, deviennent les symboles d’une inquiétude existentielle), que de mathématiciens à oser s’exprimer sur la poésie. L’exploration des convergences entre poésie et mathématiques en partant des concepts mathématiques demeure un chemin peu frayé où Villani a, il me semble, peu de prédécesseurs. On peut citer Jacques Roubaud (figure majeure de l’oulipo, dont l’œuvre poétique est indissociable – parfois au risque de la lisibilité – de sa pratique des mathématiques) et, surtout, André Ampère, qui élabora la mathématisation des phénomènes électriques, et Ion Barbu, mathématicien roumain qui étudia la théorie des nombres à l’université de Göttingen puis enseigna la géométrie à l’université de Bucarest, mais qui est aujourd’hui plus connu dans son pays pour ses poèmes (partiellement traduits en français à ce jour) que pour ses travaux en géométrie analytique. Pour Ampère, qui vécut au début du 19ème et écrivit de nombreux poèmes romantiques dont les brouillons sont souvent annotés de formules mathématiques, la poésie vise à rapprocher le monde physique et la spiritualité humaine, dans un double processus d’observation active des phénomènes naturels (où l’imagination joue un rôle moteur) et d’acceptation des épreuves douloureuses de la vie (notamment le décès de son épouse, Julie, dédicataire de nombreux poèmes), qui contribue à l’élévation morale. Pour Ion Barbu, écriture poétique et recherche mathématique sont deux facettes d’une même recherche des formes possibles de l’Etre : Il y a quelque part, dans le haut domaine de la géométrie, un endroit où elle rencontre la poésie. Néanmoins, le plus célèbre hommage rendu par un scientifique à l’inspiration poétique est sans doute celui d’Albert Einstein qui, avec des mots faisant un lointain écho aussi bien à Ampère qu’à Baudelaire et Rimbaud, vanta la force de l’imagination comme la plus importante des facultés scientifiques parce qu’elle est celle qui permet de saisir le réel au-delà des apparences. Einstein insista souvent sur l’importance des expériences de pensées et des visions en rêve, en soulignant qu’aucun raisonnement logique ne permettait de déduire la théorie de la Relativité générale de l’expérience quotidienne.
Le livre « Les mathématiques sont la poésie des sciences » est précédé d’une très longue préface d’Elisa Brune, qui présente des arguments « pour » et « contre » l’assertion qui donne son titre à l’essai, avec un avantage certain pour la position « pour », bien plus étoffée et argumentée. Elle a le mérite de mettre en évidence les parentés (historiques et méthodologiques) entre les arts et les sciences mais, même si cette préface est intéressante dans son effort louable de balayer les idées reçues et de surmonter l’aversion du grand public pour les mathématiques, elle omet malheureusement d’évoquer des points essentiels sur l’essence des mathématiques et de la poésie. D’ailleurs, le titre lui-même suscite une méfiance immédiate car la vraie poésie est à elle-même sa propre finalité. La poésie peut-elle être « poésie de » ? L’article « des » qui unit poésie et sciences renvoie à une forme d’éloquence, à une virtuosité dans le recours au langage pour produire des formulations élégantes à l’opposé ce que s’efforce d’être la poésie en tant qu’expression d’un rapport au monde au plus près de la présence et de l’immédiateté de parole.
Dans son essai, Cédric Villani se focalise sur l’inspiration, qui est le moteur de la création aussi bien dans les arts que dans les sciences. Mais les mathématiques sont-elles une science, comme l’affirme Cédric Villani qui énonce, dans deux paragraphes distincts, la double ontologie des mathématiques, à la fois science et langage des sciences ? Peut-être par souci de ne pas complexifier son propos dans une conférence destinée au grand public, il s’abstient d’approfondir toutes les conséquences et contradictions inhérentes à cette double nature, voire à cette triple nature car les mathématiques sont également un métalangage. Prenant l’exemple d’Henri Poincaré (l’un des plus grands génies du XXème siècle), Villani montre que l’intuition mathématique est très proche de l’inspiration artistique. Elle se nourrit du raisonnement mais n’en est pas l’aboutissement ; comme chez les artistes, il y a toujours un éclair d’illumination qui jaillit à l’improviste au cœur du quotidien le plus trivial et éclaire d’un coup ce qui trainait, depuis des mois ou des années, dans les limbes de la pensée et peinait à prendre corps… Néanmoins, la fulgurance de l’inspiration ne suffit pas à justifier un rapprochement entre poésie et mathématiques. Villani fait alors le constat que les mathématiques sont un langage, régi par des contraintes formelles qui libèrent et décuplent ses potentialités au lieu de les entraver. Pour cette raison, Villani souligne la parenté de l’écriture mathématique avec la prosodie classique et les règles de la poésie oulipienne, qui fut souvent pratiquée par des poètes ayant un goût prononcé pour les mathématiques : Raymond Queneau, Jacques Roubaud, Boris Vian, etc. Villani cite d’ailleurs une phrase de Boris Vian se moquant de « l’imbécilité » (je cite) des gens se vantant de ne rien comprendre aux mathématiques ! Néanmoins, la poésie oulipienne n’est pas toute la poésie et la sensibilité poétique de Cédric Villani me semble fortement biaisée par une approche qui confond la poésie avec un formalisme d’usage du langage. Le respect des règles prosodiques n’est pas une condition, ni nécessaire ni suffisante, de la poésie, ce qui n’est pas le cas des mathématiques où le respect des règles formelles s’impose pour franchir les étapes d’une démonstration. La poésie est intrinsèquement équivoque parce que le sens final du poème est donné par le lecteur, qui est libre d’interpréter le poème dans tous ses sens possibles, tandis que les formulations mathématiques sont des énoncés qui ne permettent aucune interprétation : elles sont vraies ou fausses. A tel point que Cédric Villani, dans son livre « Théorème vivant » décrivant les travaux qui lui ont valu la médaille Fields, évoque l’existence de langages de programmation permettant la validation d’un théorème ! Cela dit, il est vrai que le théorème d’incomplétude de Gödel permet la possibilité de propositions ni vraies ni fausses dans une théorie donnée (comme, par exemple, la célèbre conjecture de Cantor sur la puissance du continu) et que Raymond Queneau a construit, avec son livre « 100 mille milliards de poèmes », une machine produisant mécaniquement des sonnets parfaits…
Cédric Villani souligne avec insistance le haut niveau d’abstraction des mathématiques, qui permet de créer des concepts et des univers autonomes idéalisant le réel trivial (par exemple la modélisation par les lois de la gravitation d’orbites planétaires « parfaites »), ce que Villani assimile à la faculté de la poésie de transformer le réel (en rapprochant par l’image métaphorique des réalités différentes jusqu’à les confondre) voire même d’inventer des mondes merveilleux où la fantaisie du poète fait loi… Or cette faculté n’est pas l’essence de la poésie ; c’est même l’un des plus terribles pièges du langage car il peut éloigner le poète de l’exigence de vérité de parole. L’instant vécu et notre condition d’être mortel constituent la source de la parole poétique, qui fonctionne autant par célébration, comme une sorte d’épiphanie de la présence réelle, que par négation, dans l’aveu de son impuissance à dépasser les limites de l’aire du langage... Le recours au « je » est consubstantiel à la poésie, qui n’est rien si elle n’est pas l’expression d’un rapport au monde intime et personnel dont les mathématiques ne semblent pas pouvoir être le support. Mais il me faut ici nuancer car, à la lecture de « Théorème vivant » (récit de Cédric Villani sur la genèse du théorème qui lui valut la médaille Fields), les mathématiques semblent bien être l’expression d’un authentique rapport au monde, mais d’un monde invisible. En fait, pour de nombreux mathématiciens, le monde des mathématiques n’est pas une production de l’intelligence humaine mais une autre dimension du monde réel, une sorte de dimension cachée inaccessible à l’expérience des sens et qui présente un caractère d’autonomie par rapport à l’intelligence humaine. Dans « Les démons de Gödel », Cassou-Noguès fait le portrait d’un mathématicien de génie mais convaincu de l’altérité fondamentale des mathématiques, univers parallèle peuplé d’anges et de démons avec lesquels le mathématicien entre en contact, pour le meilleur et pour le pire, au risque de la folie ! De même, ce que sous-entend « Théorème vivant », dans l’énoncé même de son titre, c’est que les théorèmes ne sont pas des créations mais des créatures, qui peuplent cette autre réalité dont les mathématiciens sont les arpenteurs. Dans « Théorème vivant », Cédric Villani, spécialiste de l’équation de Boltzmann qui constitue l’acte de naissance de la physique statistique, n’élabore pas son théorème sur l’amortissement Landau (issu d’une conjecture prévoyant l’évolution spontanée d’un plasma vers un état d’équilibre contraire au principe fondamental de la thermodynamique sur l’accroissement de l’entropie), il fait l’hypothèse de son existence puis il le traque ! Et son théorème se débat, se dérobe, refuse de se laisser capturer : tout le travail de Villani et de son équipe (comme les autres mathématiciens qu’il présente tout au long de l’ouvrage) est de tisser des liens conceptuels qui vont peu à peu se resserrer sur le théorème jusqu’à surmonter sa résistance et – finalement – le vaincre… Ce faisant, il pose, sans d’ailleurs vraiment y répondre, des questions essentielles sur l’essence et le développement des mathématiques.
Si les mathématiques sont une dimension cachée de la réalité, ce que semble attester l’extraordinaire cohérence entre les implications des lois mathématiques et les résultats de la recherche expérimentale dans tous les domaines de la physique (modèle standard, physique quantique, relativité), le mathématicien apparaît comme un être à cheval sur plusieurs pans de notre réalité, tout comme le poète qui, par sa proximité charnelle avec le monde élémentaire, joue un rôle de médiateur entre notre monde trivial quotidien et le « vrai lieu », comme un devin qui sait lire les signes ou un passeur qui invite à franchir le seuil invisible où s’enracine la beauté du monde, à la fois évidente comme une présence ressentie et ténue comme un songe.
Que suis-je venu faire en ce monde ?
- Donner des yeux à la nuit profonde
Et rendre les étoiles visibles
Cette définition de la vocation poétique, que j’emprunte à Claude-Henri Rocquet dans « Le village transparent », s’applique aussi au mathématicien et au physicien. En ce sens, poésie et mathématiques ni ne s’opposent ni se superposent : elles se complètent pour, par le recours à un langage véhiculant ses concepts spécifiques, entrer en contact avec la réalité cachée derrière les apparences sensibles.
Eric Eliès
* Cédric Villani, Les mathématiques sont la poésie des sciences, L’arbre de Diane, 2015, 67 p., 12€
* Cédric Villani, Théorème vivant, Grasset, 2012, 288 p., 18,99€ (existe aussi en Livre de poche).