(Note de lecture), Michèle Finck, Poésie  Shéhé  Résistance, par François Lallier

Par Florence Trocmé


POESIE / R
ÉSISTANCE


   Nom : Shéhé.   Pays : Syrie.   Métier :
   Être humain.   Comme nous tous.   Shéhé
   Syrienne   réfugiée de guerre en France   suis  
   Ton scribe.   Suis   la salive   de l’Histoire.
   Écris   ce qu’Histoire éclatée   me dicte.
   Ce que   Shéhé   me souffle. 
Dès les premiers mots sont posées la raison et la modalité des 14 « Fragments pour voix », que publie Michèle Finck aux éditions LBR (Le Ballet Royal), et qui forment sous le titre Poésie  Shéhé  Résistance, le livret d’une œuvre musicale, un « opératorio », de Gualtiero Dazzi. C’est moins le lien avec la musique et le statut de « libretto » qu’il faut questionner d’abord pour rendre compte de ce poème, que quelques traits où l’état le plus récent de l’écriture de Michèle Finck se met en accord immédiat avec un thème qu’on aurait pu croire éloigné d’elle – hors une compassion qui n’a pas de lien nécessaire avec la poésie.
Remarquable par exemple est l’espace laissé entre les mots du vers. Il n’est pas césure rythmique mais interruption (car la césure ordinaire insiste sur le flux qu’elle règle par tel ou tel rebond, relatif au continu, qu’ici l’interruption brise). Or c’est moins pour une respiration ou pour la mise en valeur du blanc, dont le silence vaut pour un horizon d’inconnu ou une réserve de résonances heureuses, que pour le pas à pas d’une épreuve. La langue hésite, qui trébuche sur le risque de trahir une souffrance même en la partageant, et oppose son discret balbutiement à la continuité fallacieuse de la phrase ou même du vers.
Un autre trait apparaît dès la « fiche d’identité » citée plus haut, qui énonce en style administratif le « sujet » du poème. Identité : qu’on prenne le mot dans ses deux sens, puisqu’il concerne aussi bien la jeune femme dont le prénom, Shéhé, apparaît au premier vers, que l’auteure elle-même. Et c’est la nature, mais aussi la vérité de leur lien qui est l’enjeu de tout le poème. Enjeu politique noué à l’enjeu poétique : Michèle Finck sera le « scribe » de Shéhé, elle prête son écriture à l’histoire de celle-ci. Mais elle ne le peut qu’en s’identifiant à elle et en la reconnaissant comme vraiment sa semblable. Tout le livret-poème, histoire vraie d’une jeune réfugiée syrienne, se double de cette identification et de la tension qu’elle comporte entre écart et ressemblance, rapportant une histoire qui est aussi malheureusement l’Histoire, éternel futur antérieur si vite oublieux du présent, que la poésie sans cesse doit rappeler.
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Enfance heureuse à Alep. Famille aisée. En 2012, la guerre – celle, si particulière, faite aux civils par l’armée de leur pays, et dont la vraie dimension nous est apparue en 2013 par les attaques chimiques. Sous la pression de l’heure, son père veut qu’elle arrête ses études. Elle refuse. Veut qu’elle porte le voile. Elle l’arrache. Elle lutte, on la bat. Quand tombe le premier obus devant la maison, la famille fuit en Turquie. Le père veut la marier. Elle s’enfuit pour retourner en Syrie, passer une licence de littérature française à l’université d’Alep : « (…) contre :   le père.   Contre :   la guerre ». Trop de bombes pourtant. Elle s’enfuit au Liban, d’où elle veut partir en France.
C’est là qu’elle arrive dans le cours de Michèle Finck, à l’Université de Strasbourg. Le poème dit la rencontre, et retrouve la formulation de l’identité : « métiers :   Êtres humains ». Reste à comprendre ce que cela veut dire, « être humain ». Le désir de la jeune réfugiée est d’écrire un diplôme sur les femmes françaises écrivains, spécialement leurs autobiographies. À Duras, Sarraute, Annie Ernaux, elle ajoute la franco-syrienne Hala Kodmani. Mais la tâche est presque impossible, pour qui sait bien parler le français, moins bien l’écrire ; qui est seule, travaille la nuit, et dont enjeux et espoirs sont des moteurs trop violents : «  (…) faire / Des études   et mettre au monde   un enfant / Heureux   dans un pays   sans guerre ». Et aussi « Rester   en France   car c’est / Le meilleur pays   pour les femmes. (…) [ P]our ne pas être / Battue   par les hommes.(…) ». L’italique, c’est celui des paroles de Shéhé. Le balbutiement, c’est celui de sa porte-parole : et là encore une identité est approchée.
Enjeux trop violents, trop lourds. La jeune réfugiée s’effondre. Elle succombe aux angoisses de mort, avivées, accrues par les attentats de novembre 2015. Phobies, anorexie, prostration, malgré les soins d’un psychiatre spécialiste des traumatismes de guerre, et amnésie, avec oubli d’abord de la langue française, de son sujet, de presque tout. Elle décide de repartir en Turquie, où ses parents la fiancent à un de leurs amis syriens, lui-même réfugié. Elle revient à Strasbourg, sans résultat que retrouver, seule et sans argent, la situation d’amnésie et de phobie. Elle rejoint le fiancé à Nice. Il boit, la bat, lui dénie, étant femme, le droit de faire des études. « Hommes   savent / Faire que ça :   Battre   les   femmes ». Et le 14 juillet 2016 elle assiste à l’attentat au camion. Le soir même, encore une fois battue par le fiancé ivre, elle choisit la rue, survivra en faisant les poubelles, est ramassée un soir par le Samu social. La ville de Nice lui trouve une chambre, et peu à peu elle reprend pied, cherche du travail, reprend ses études. Toute la fin du poème est occupée par le travail commun de l’auteure et de Shéhé pour construire ensemble le diplôme, témoignant d’une compréhension nouvelle des femmes écrivaines étudiées dès lors qu’elles le sont par une syrienne, qu’est introduite à leurs côtés une autre syrienne, Hala Kodmani. Et malgré son étrangeté (« Un mémoire   sans rien / De commun   avec ceux / Des étudiants   qui n’ont pas   bu / Le noir   de l’Histoire »), il est assez bien reçu.
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Mais ce n’est pas la fin heureuse qui fait entrer cette histoire dans la poésie. Le lien essentiel, c’est la résistance, comme l’indique le titre, dans un sens qu’on ne peut limiter, en aurait-on la tentation, à l’écho d’un moment ambigu de la poésie du XXème siècle en France. Une première apparition, au moment de l’attentat de Nice, représente ce mode si difficile à définir qu’on nomme poésie, et prépare à ce qu’a de spécifique cette résistance. Au plus sombre de ce qui prend forme d’un destin collectif, particulièrement périlleux pour la réfugiée syrienne témoin du massacre commis en France par un activiste de Daesh, Michèle Finck, assumant le récit de Shéhé, voit se poser sur son épaule un oiseau ou un ange, et se demande s’il n’est pas L’Ange de l’Histoire, en référence à Walter Benjamin et à Paul Klee. Mais au lieu que cet ange soit la figure mi-inquiétante mi-souriante, dont le regard tourné vers la droite n’est pas sans malice, de l’Angelus Novus de Klee, ses traits, empruntés à la description plus sombre de Benjamin, sont accentués par des larmes noires, qui coulent sur le front de la jeune femme. Un ange pleurant les larmes noires de l’oppression et de la violence, telle est l’Histoire, figure transcendante à la personne qu’elle domine et qu’elle marque.
Cette figure prépare aussi à comprendre que la résistance se fait dans la personne et peut-être la transcende. Elle est alors un double salvateur de l’Ange de l’Histoire (avec une « Hache »), porteur de la décision apparemment folle, mais en esprit profondément sage, de ne pas se soumettre à la violence et à la peur. Un risque est pris, celui de croire au possible, un choix est fait dans l’impasse même, qui ouvre, sans aucune certitude préalable, les voies de la vie, avec sa dimension d’inconnu répondant à ce qu’a de profondément improbable la décision de salut.
Et c’est aussi ce qui détermine le travail par lequel Michèle Finck comprend l’histoire de cette étudiante jetée en Europe par l’Histoire, comme révélatrice du sens de la poésie, et pour une part de sa poésie.
   Écrirai
   Poésie.   Mais   faudra   écrire presque
   Sans image.   Pas beauté.   Presque sans
   Image.   Juste   le rythme.   Le nu
   Du rythme.   L’os   du rythme.
   Le blanc   entre   les mots   le silence.
Vers la fin du poème on voit l’auteure et son étudiante, dans un café de Strasbourg, subir l’aigreur d’une vieille femme qui trouve que les croissants ne sont pas pour les réfugiés, et qu’ils n’ont droit qu’aux miettes. Cet incident pénible détermine les dernières pages, où cristallise l’ultime idée de la poésie comme résistance, non seulement parce qu’il apparaît comme origine de la décision d’écrire (« Je pense :   Shéhé   tu as été / Mon étudiante.   Et je serai / Ton scribe.   Articulerai   ton épopée / De réfugiée   syrienne   en France »), mais aussi parce qu’il montre à quoi la poésie doit résister, aussi, en Europe.
« Cette vieille femme   qui veut   donner / Aux réfugiés   les restes.   C’est l’Europe. / Aveugle sourde muette.   C’est l’Europe / Qui manque    à son devoir    d’hospitalité. ». Elle ne voit pas la vraie figure de l’Ange de l’Histoire, parce qu’elle ne sait rien du possible et de l’instant de l’esprit, rien de la résistance et de la poésie, ni rien surtout de ce qu’ils sont universels.
François Lallier

Michèle Finck, Poésie  Shéhé  Résistance, Le Ballet Royal, 2019, 42 p., 13€.
Le livre sur le site de l’éditeur