Capriccios
A la différence d’autres monuments antiques, le pont d’Auguste a été très peu utilisé pour des paysages ou des architectures de fantaisie. En voici quelques rares exemples.
Paysage italien avec un pont
Jan Asselyn, vers 1640, Cannon Hall Museum, Park and Gardens, Barnsley
Ce paysage de fantaisie mélange plusieurs souvenirs italiens : si la topographie, en contrebas du village, rappelle celle du pont d’Auguste, la pile est celle du Ponte Rotto à Rome.
Capriccio avec le Pont d’Auguste Richard Wilson, vers 1754, collection privée
Dans ces deux versions, l’une de jour et l’autre au soleil couchant, Wilson rajoute au pont d’Auguste la rotonde du temple de Vesta de Tivoli.
Gravure de Victor Jean Nicolle, 1780
Le graveur a rajouté, à droite du pont médiéval, une arche isolée évoquant maladroitement le pont d’Auguste.
Le Pont d’Auguste près de Narni
François Kaisermann, date inconnue, Florence Court, County Fermanagh
Du pont d’Auguste, ce paysage de fantaisie n’a que le nom.
Jean-Victor Bertin, vers 1810, collection privée (inversé de gauche à droite)
Jean-Thomas Thibault, 1790, lavis, Harvard Art Museums/Fogg Museum
Bertin, un des maîtres de Corot, illustre ici l’esthétique néo-classique du paysage : il ne s’agit pas de s’embarrasser de la réalité, l’artiste a toute latitude pour recomposer les éléments selon sa conception de la beauté.
Inversons d’abord son tableau, de manière à placer le pont médiéval dans le bon sens (avec ses arches à droite de la tour). Le pont antique est montré avec la même exagération verticale que dans l’aquarelle de Thibault. Par comparaison avec celle-ci, le pont médiéval a été décalé vers la gauche, de manière à ce que sa tour soit comparable en hauteur à la pile de gauche.
Regardons maintenant le tableau non inversé : il s’agit d’une classique vue de l’Est, avec son contre-jour et le monastère s’encadrant dans l’arche ( voir 6 Narni : Le pont antique vu de l’Est). Mais dans ce point de vue, évidemment, le pont médiéval n’a plus sa place.
Ici, la méthode trouve une sorte de point culminant : en superposant en une seule toile des éléments de la vue de l’Ouest et la vue de l’Est, Bertin invente une sorte de tableau réversible, combinant deux points de vue à 180 degrés.
Bertin, 1819, Louvre, Paris
Dans cette petite toile, Bertin rajoute à droite de l’arche l’autre curiosité touristique de la région : la cascade des Marmore.
Le Pont de Narni
Timothy Rodriguez, 2019
Timothy Rodriguez imagine la même fusion, d’une manière autrement impressionnante.
Autres points de vue
Pour terminer, voici quelques idées peu ou pas exploitées par les artistes
Le pont médiéval vu depuis Narni
Carte postale, 1908
Frank Brangwyn, 1914, Illustration pour « The book of bridges »
On constate que la vignette de 1914 ne tient pas compte du nouveau tablier en acier.
L’église Santa Maria del Ponte derrière le pont d’Auguste
Carte postale vers 1905, Collection Patumi Simone, Cassa di Risparmio di Narni e Terni
Ce point de vue très étudié englobe sous l’arche la totalité du pont médiéval, et rajoute à gauche l’église Santa Maria del Ponte.
Carte postale de 1952, Collection Patumi Simone, Cassa di Risparmio di Narni e Terni
Ce point de vue met l’église en valeur : sa façade, détruite en 1944 en même temps que le pont médiéval, avait été récemment reconstruite. Ainsi l’image rend implicitement hommage à la résilience italienne.
Le pont routier derrière le pont d’Auguste
Carte postale, 1959, Collection Patumi Simone, Cassa di Risparmio di Narni e Terni
Un point de vue choisi pour inscrire harmonieusement le nouveau pont dans la vue classique.
Renato Guttoso, 1951
Aquarelle de Ann Vasilik, 2007
Deux visions opposées du même point de vue :
- en 1951, Guttoso élimine le monastère et exalte le nouveau pont, dans une optique encore futuriste ;
- en 2007, Vasilik minore le pont moderne vis à vis des témoignages du passé.
Le pont d’Auguste derrière le pont routier
Carte postale, 1953, Collection Patumi Simone, Cassa di Risparmio di Narni e Terni
Carte postale, 1965
Ce nouvel emboîtement donne au pont d’Auguste le rôle subalterne que jouait précédemment le pont médiéval. Cette inversion illogique explique le peu de succès de la formule.
Vue plongeante depuis la rive gauche
Il est dommage que ce point de vue très symbolique n’ait été exploité par aucun artiste.
Carte postale de 1935
Cette carte postale d’avant-guerre montre le croisement en X de l’ancienne route et du chemin de fer, ainsi que l’étagement des époques : antique, médiévale, industrielle.
Carte postale de 1959, Collection Patumi Simone, Cassa di Risparmio di Narni e Terni
La seconde donne toute l’importance au Y du pont moderne, flambant neuf après les dégats de la guerre. On voit également, à l’arrière, la passerelle qui remplace le pont médiéval définitivement disparu.
Synthèse quantitative
Ma base de données, qui comporte 75 oeuvres, permet de confirmer quantitativement quelques tendances assez logiques.
Depuis l’Ouest, les vues au niveau de la rivière, qui cadrent le pont médiéval sous le pont antique, apparaissent en premier (N°3 sur le schéma, voir 2 Ponts de Narni : vue de l’Ouest) : elles sont les plus satisfaisantes de vue symboliquement, en plaçant le pont médiéval sous la coupe du pont antique, et en permettant des vues nostalgiques au soleil couchant.
Elles sont renouvelées par les vues plongeantes depuis l’Ouest (N°4, voir 1 Ponts de Narni : vue plongeante (depuis l’Ouest)) qui, si elles n’ont pas été inventées par Corot, se développent surtout après lui.
La vue quantitativement privilégiée a globalement été celle du pont d’Auguste seul, vu de l’Est (N°5, voir 6 Narni : Le pont antique vu de l’Est), qui offrait la facilité de pouvoir se placer à loisir sur le pont médiéval. Elle a l’avantage de montrer le monastère de San Cassiano, en général cadré sous l’arche.
Très peu nombreux en revanche ont été ceux qui ont reculé en arrière du pont médiéval, pour l’inclure dans le champ (N°0 sur le schéma, voir 4 Ponts de Narni : vue de l’Est) : sans doute parce que cette vue, en inversant la hiérarchie entre l’antique et le médiéval, est gênante symboliquement.
La vue de biais (voir 5 Narni : Les ponts vus de biais), qui met en équilibre les deux ouvrages, n’a tenté que quelques artistes, surtout autour de 1850.
Enfin, la vue du pont médiéval seul est très minoritaire (voir 3 Narni : le pont médiéval) : l’attraction-phare de Narni a toujours été le Pont d’Auguste.