Happying the narratives

Par Gangoueus @lareus

Happying the narratives
Edem Boateng, Le discours africain au XXIe siècle. Contextes et perspectives, thèse fictive de doctorat, University of Madina, Ghana, 2019 ; 300 p.

Edem Boateng vient de soutenir, au Département de français de l’University of Madina, une thèse sur les orientations du discours sur l’Afrique[1] intitulée Le discours africain au XXIe siècle. Contextes et perspectives. Cette thèse défend la nécessité d’un discours plus autonome mais aussi plus joyeux. Pour ce faire, elle propose une démonstration en trois parties. La première, « Archéologie d’un contre-discours » soutient que le discours sur l’Afrique se caractérise, pour l’essentiel, par sa volonté de s’opposer au discours occidental. La seconde, « Thank you for decolonizing », assure que ce discours alors même qu’il « se pense révolutionnaire et libérateur, est, en dernière analyse, délétère » (p. 11). La dernière, « Dire l’Afrique au XXIe siècle » explore de nouvelles voies dont celles des happy narratives.
La thèse de Edem Boateng est, pour le moins, atypique. Elle prend un certain nombre de libertés. Elle ne repose pas sur un corpus clairement prédéfini mais mobilise, au fur et à mesure, les œuvres jugées nécessaires. Certains titres sont en anglais, des phrases adoptent volontiers des tournures ewe ou twi. C’est original et audacieux. Cette manière de procéder apporte une certaine fraicheur et évite le caractère un peu rébarbatif que peuvent avoir certaines thèses. La pensée est libre et spontanée. Le lecteur a l’impression qu’elle se cherche en même temps qu’elle s’écrit. Cependant, la pensée est également errante et désordonnée. Le texte trahit des improvisations et des approximations.

La première partie propose une histoire du discours sur l’Afrique. Cependant, elle le fait à travers un angle particulier puisqu’elle cherche à démontrer que ce discours a toujours eu pour l’objectif de s’opposer à celui que l’Occident tient sur lui-même et sur le monde. La démonstration emprunte essentiellement à la littérature. Edem Boateng rappelle que les écrivains négrophiles, déjà, s’inscrivaient dans cette perspective. Le sous-titre de De la littérature des Nègres de l’abbé Grégoire est, sur ce point, éloquent : Recherches sur leurs facultés intellectuelles, leurs qualités morales et leur littérature ; suivies de Notices sur la vie et les ouvrages des Nègres qui se sont distingués dans les Sciences, les Lettres et les Arts. Depuis lors, affirme Edem Boateng, rien n’a significativement changé. Un livre comme Mes étoiles noirs de Lilian Thuram n’est, dans le fond, « qu’un remake de celui de l’abbé Grégoire » (p. 44). Dans un ordre d’idées similaire, la critique universitaire se contente, aujourd’hui encore, de publier des variations autour du travail séminal de Lilyan Kesteloot. Cette première partie est bien documentée et propose d’intéressants développements. C’est notamment le cas lorsqu’elle rappelle que Senghor et Cheick Anta Diop sont finalement assez proches dans leur volonté de réhabiliter la culture africaine ou que les écrivains coloniaux écrivaient, surtout, contre la littérature parisienne (p. 66). Cependant, Edem Boateng, dans sa volonté de démontrer que tout discours sur l’Afrique est contre-discours, tend à oublier qu’une partie importante est consubstantielle au discours occidental. En effet, on peut se demander si le discours colonial relève vraiment de la catégorie des contre-discours. Sur un autre plan, on regrette le fait que cette première partie ne prenne pas le temps de définir clairement la notion de contre-discours. À cet égard, Edem Boateng aurait sans doute gagné à consulter l’incontournable Les contre-littératures de Bernard Mouralis.La deuxième partie de la thèse porte sur les conséquences de cette fonction de contre-discours. Edem Boateng reconnait que, dans la perspective des luttes pour les indépendances, il était indispensable d’écrire contre l’Occident. Des livres comme celui de l’Abbé Grégoire étaient nécessaires pour lutter contre l’idée, alors répandue, selon laquelle les Nègres ne sont tout simplement pas des êtres humains. Les travaux des Senghor et autres Diop étaient bienvenus pour dire la valeur des cultures africaines. En revanche, une publication comme celle de Thuram ne fait que défoncer des portes ouvertes. À un autre niveau, depuis au moins Sarkozy et son refus de la repentance, la France n’est nullement réceptive aux discours de dénonciation. Mais le pire, assure Edem Boateng, c’est que le contre-discours se révèle être, à bien des égards, une reproduction du discours colonial contre lequel il prétend se battre. Les deux types de discours se rejoignent dans une apologie de la différence et un refus de l’échange culturel qui culmine dans une injonction à l’authenticité. Or, cette injonction, qu’elle soit coloniale ou décoloniale, a les mêmes effets : elle limite, pour les Africains, le cercle des possibles. Ainsi, le peuple noir est sans doute le seul pour lequel la vie n’est pas exploration mais enfermement dans le cercle flou mais restreint de l’authentique. Osez sortir de ce cercle et, si vous avez de la chance, vous êtes remis à votre place avec des « sale nègre » ou des « espèce de bounty », sinon, vous êtes tués par des Ku Klux Klan ou des Boko Haram.L’écriture est ici passionnée et indignée et cadre un peu mal avec le critère de neutralité des travaux scientifiques. De plus, la thèse défendue ne s’appuie pas suffisamment sur un cadre théorique solide. On peut aussi se demander si Edem Boateng n’exagère pas par moments, on pense par exemple, à la manière dont Thuram est disqualifié. Néanmoins, Edem Boateng exploite, avec une certaine intelligence, des œuvres comme Le sanglot de l’homme noir d’Alain Mabanckou, L’Afrance de Gomis ou encore Malamine de Christophe Edimo.La troisième partie est sans doute la plus audacieuse mais, aussi, la plus désordonnée. Les conséquences du refus d’un corpus prédéfini se font pleinement ressentir. Edem Boateng fait référence tantôt à des films de superhéros comme Watchmen, de science-fiction comme la série des Star Wars, à des animes comme Naruto, à des Young Adults comme Children of blood and bone, à des chansons comme The Reluctant Cannibals. Cette partie défend la thèse selon laquelle l’ordre du discours est en pleine redéfinition. Les anciens mythes, légendes et croyances sont remis en question. Le monde ne se lit plus à travers des textes comme L’Odyssée et des légendes comme celle de Soundiata. Ce sont désormais les littératures populaires qui disent les nouveaux mythes, repensent les identités et les régimes de l’honneur. Ces littératures optent pour une sorte de positive attitude (p. 264), défendent la liberté individuelle contre les injonctions collectives et invitent à ne pas « oublier de voir les étoiles même lorsqu’on a la face dans le caniveau » (p. 271). La thèse est intéressante. Mais il aurait fallu, là-aussi, une assise théorique plus solide pour la défendre. De plus les passages, sans transition, d’un anime à un comic book, d’un film à une chanson sont un peu déroutants. Cette troisième partie est tout de même sauvée par un troisième chapitre à la facture un peu plus classique. Edem Boateng entend y démontrer que, dans le fond, la littérature africaine ne dit pas autre chose que la littérature populaire. Ce chapitre intitulé « Happy narratives », s’appuie sur 4 romans récemment publiés : Confessions d’une sardine sans tête de Guy Alexandre Sounda, Sans capote ni kalachnikov de Blaise Ndala, Le miraculé de Saint-Pierre de Gaston Paul Effa et Camarade Papa de Gauz. Selon Edem Boateng, le premier nous rappelle que personne, y compris les Africains eux-mêmes, ne s’intéresse aux récits des malheurs du continent. Le deuxième démontre que lorsqu’on s’y intéresse, on le fait dans la perspective d’investir dans le marché des larmes et des bons sentiments mais sans véritable égard pour les victimes. Le troisième insiste sur le fait que le grand récit africain ne peut pas être uniquement celui de ses malheurs : il est nécessaire de ramener la focale sur les instants de joie, y compris ceux qui surgissent au milieu de grands drames. Le quatrième porte sur ce qu’on pourrait appeler la concurrence des discours. Il montre que l’Occident a colonisé l’Afrique moins par les armes que par sa capacité à dominer l’ordre du discours sur le monde.Partant de ce constat, Edem Boateng conclut que le discours africain se trompe lorsqu’il pense défendre ce continent en se focalisant, de manière presque exclusive, sur le récit de ses malheurs et, partant, la dénonciation de l’Occident. Un peuple ne peut pas être pensé uniquement dans la manière dont un autre le domine, dans la souffrance qui en découle et à travers des récits austères. Tout peuple a besoin de pouvoir sourire lorsqu’il pense à lui, ouvrir un livre pour le loisir et non pour une nième lecture engagée, bref de pouvoir se permettre un peu de légèreté.

La thèse de Edem Boateng est donc atypique dans les formes et dans le fond. Il est réjouissant de voir qu’un étudiant s’autorise autant de libertés. Malgré quelques lacunes, elle reste bien construite et documentée. On ne peut qu’espérer que cette thèse soit bientôt disponible sur le site de l’université et à travers des plateformes comme Academia.edu. Surtout Edem Boateng gagnerait à la remanier rapidement pour une publication. Le discours africain a, là, de quoi faire débat[2].
Abdoulaye ImorouUniversité du Ghana, Legon



[1] Edem Boateng explique dans l’introduction qu’il faut entendre « discours africain », comme discours sur l’Afrique, indépendamment des origines des auteurs (p. 3).[2]Je dois préciser, ici, que la thèse est fictive dans le sens où Edem Boateng est un personnage et l’University of Madina, une invention. Cette recension s’inscrit dans mon exploration du principe de la critique fiction, exploration qui s’inspire librement des travaux d’auteurs comme Pierre Bayard, Pierre Singaravélou et Quentin Deluermoz ou encore Jacques Dubois. Cette exploration a déjà donné lieu à des articles comme « Il faut rendre à Daba ce qui appartient à Pénélope. Comment Homère a plagié Fatou » et « Le critique africain et ses doppelgängers. Heuristique des mondes parallèles » et à des communications comme « Et si l’Afrique n’avait rien inventé. Les cartes et le jeu » donnée à La Conférence annuelle de l’Association Canadienne des Études Africaines (mai 2019). Pour détourner le célèbre titre de Pierre Bayard, je dirais que cette recension est une réponse possible à la question de savoir comment parler des livres qu’on n’a pas écrits.Crédit Photo
unsplash-logoMarleena Garris