le chantier de la renaissance

Publié le 03 août 2019 par Modotcom


la littérature occidentale sur la ménopause
indique que la femme entame à cette période
une nouvelle phase de sa vie
on insiste sur le fait
qu'à ce moment où elle cesse de pouvoir procréer
la femme cherche à se réinventer
on lit tellement cela
qu'on se sent presque obligée
de vouloir changer sa vie
comme si celle-ci ne pouvait pas simplement
être un continuum doux et indolore
quelle pression cela met
sur les épaules des femmes
de devenir encore une meilleure version de soi
de devenir encore une nouvelle femme
de regagner sa liberté
comme si le passé avait été une prison
comme s'il fallait éclore de quelque chose
pourquoi imposer cette quête existentielle
surtout à celles qui se questionnent
déjà abondamment
et bien je vous l'assure
tout cela est vrai
régulièrement dans la dernière année
je ressens en moi ce besoin de transformation
il se manifeste doucement
subtilement et émotivement
s'exprimant par un pincement au coeur
par une angoisse dans la poitrine
par une montée de larmes
mercredi matin
après une longue nuit de sommeil
j'entame une autre journée d'études
mon corps ne s'était pas levé aux aurores pour aller nager
et il était trop dense pour aller courir
j'ai déjeuné lu le journal pratiqué l'italien
puis me suis attablée avec mes procédures d'audit
c'est la partie la plus difficile pour moi
les procédures
penser à des choses concrètes de la vie
pour réaliser une vérification financière
croyez-le ou non je n'ai pas ce sens pratique
et c'est dans ce champ
que je manque le plus d'imagination
je ne sais pas comment mes collègues plus jeunes
ayant poursuivi leurs études depuis l'école primaire
font pour imaginer ces choses
qu'ils n'ont jamais faites
bref vers l'heure du lunch je capitule
j'ai envie d'aller à la piscine jarry
j'ai envie d'aller courir
puis je me dis que si je fais ça
je ne pourrai plus travailler après
je ne sais pas comment arranger ma journée
il fait beau et j'ai envie d'avoir ma soirée
pour aller manger un sushi
mais je n'y arriverai pas je n'avance pas dans mes études
je me lève du bureau je tourne en rond
je prends un bain
je parcours le national geographic
en lisant un article sur le dalaï lama
je fonds en larmes
je me dis qu'après mon examen de l'ordre
je lâcherai tout et deviendrai moine bouddhiste
j'abandonnerai famille et amour
et irai me cloîtrer
j'ai d'ailleurs déjà pensé à ça
pas pour la spiritualité
mais pour la paix que le néant doit procurer
je pense à mourir aussi
doucement immergée dans l'eau
puis je me dis que c'est vraiment vache
pour la personne qui me trouvera ainsi
toute verte et ratatinée dans le fond du bain froid
je pleure encore un peu
je me dis que je ne suis plus bien dans cette maison
que je fonce violemment dans un mur
que les murs de ma cuisine me font horreur
que j'ai envie d'arracher les armoires
puis je suis sortie du bain
je suis descendue dans le sous-sol
j'ai vu qu'il y avait de la peinture
et je suis remontée dans la cuisine
et j'ai commencé
avec urgence d'abord
puis tranquillement ensuite
j'ai étalé le chantier jusqu'à vendredi quatorze heures
j'ai repeint le back splash pas de back splash
ainsi que les armoires de chêne de la cuisine
lancez-moi des pierres d'avoir peint du bois
mais ces armoires au vernis jauni
entament leur dernière incarnation
avant de prendre le chemin de la dump
quand je referai finalement la cuisine
dans quelques années
avec des sous et du temps
je travaillais frénétiquement au début
avec l'envie que ça finisse
que ça change
puis après j'ai pris mon temps
je me suis languie
dans la douceur du geste
dans l'application du latex
puis du vernis
j'ai même pris le temps de sabler
et lorsque j'étais juchée sur l'escabeau
le pinceau faisant des va-et-vient de gauche à droite
mon esprit se perdait
et ne pensait plus aux procédures
ne pensait plus à changer de mari ou de maison
mon esprit se reposait
en regardant le blanc recouvrir le jaune
quand l'homme-chat a vu ça en rentrant hier
et que je lui ai dit que j'avais besoin de changement
il m'a répondu
que c'était mieux que de changer de mari
c'est fou mais je me disais ça tout le long
le cocon de la semaine a éclos
le poids dans la poitrine est moins lourd
mais il y en aura d'autres je le sais
c'est horrible ce besoin de renaître
il y a la frousse
il y a l'inconnu
puis il y a les maudites bouffées de chaleur.
mon âge est à inventer
de geneviève st-germain
lu il y a quelques années
sera conservé précieusement à portée de main
pour me secourir en cas d'urgence.