L’ouvrage débute par une espèce de récit, La vie privée des mots, où le narrateur livre quelques-uns des plus beaux spécimens de la collection de mots qu’il a accumulée au fil du temps et de ses dérives dans le lexique. Anagrammes, palindromes, formes des lettres, paronomases, calembours, guematria burlesque, idéogrammatisation forcée des vocables, tout est bon pour parier sur une existence propre des mots, et même une vie intérieure insoupçonnée par où ils se moquent de nous et nous font la nique. Cette collection, l’auteur ne l’ordonne pas selon un classement alphabétique ni par familles de mots, mais en se laissant aller à la pure logique de la promenade et de la facétie. Il y a de quoi rire en effet dans les mots et d’alléger leur signification vers toujours plus de liberté et d’envol. Ainsi « le sacrilège rend le sacré plus léger », et l’éléphant, malgré sa lourdeur, « a le fantasme des ailes », d’où ses oreilles. Les papilles montrent que nous avons « un papillon dans la bouche », etc.
La langue française, par la pauvreté numérique de son vocabulaire, est imprécise, mais cela fait évidemment sa richesse. Les mots sont souvent polysémiques et ont de nombreux homophones, ce qui fait qu’ils sont ambigus et ambivalents. Du coup chacun semble posséder en lui-même un monde sensoriel, un « Umwelt », susceptible de varier selon les rêveries de chacun. Voici ce que Roussel dit par exemple de l’indétermination du genre dans le mot après-midi : « Me promenant au printemps en forêt ou au bord de la mer, en agréable compagnie et en douce rêverie, j’aurais tendance à dire une après-midi. Mais l’hiver, dans le froid, sous le vent ou la pluie, prenant un air de coq renfrogné, je suis prêt à jurer par tous les cocoricos que la seule dénomination possible est un après-midi. » Cela ne vaut pas que pour l’après-midi : tout mot, ou la plupart d’entre eux, possède une marge de manœuvre où il est aisé de le manipuler, ou plutôt de lui laisser la main. Les mots n’ont pas cette fixité qu’on leur prête d’ordinaire, ils ont une vastitude en eux où eux-mêmes voyagent.
Le chapitre le plus intéressant de cette partie du livre est sans doute le chapitre X où Roussel aborde la question du cratylisme. Il y développe cette idée, déroutante à première vue mais évidente à la deuxième, que l’arbitraire du signe est ce qui permet de refonder, de remotiver le lien distendu entre le signifiant et le signifié. Il y aurait une sorte de cratylisme rétroactif et paradoxal dans la langue, et actif en tout cas chez les poètes, où l’arbitraire du signe laisse la voie libre pour recréer poétiquement la relation entre les signifiants et les signifiés, et même entre signifiants et signifiants, entre signifiés et signifiés. Cela paraît tout bête, mais n’est-ce pas cela la poésie, que de faire circuler le sens de libertés en nécessités retrouvées, renouvelées ? Jouer avec les mots, c’est goûter ce cratylisme-là, où s’inventent des rapports de ressemblance fondés sur la liberté. La gratuité, faut-il le rappeler, dans la langue comme en tout, ça n’est l’absence de toute relation, c’est au contraire des échanges et du don.
On évoquera pour terminer les deux textes qui achèvent le livre, L’ordinaire, la métaphysique et La poignée de porte. Il ne s’agit plus de cabale phonétique, cette fois-ci, mais bien d’une cabale des choses. Dans la lignée plus ou moins d’un Francis Ponge, Roussel laisse la parole aux choses. Non plus vraiment parce qu’il leur confie sa langue, qu’il libère en elles le signifiant, mais parce qu’il leur donne une vie autonome, pleine et entière, où elles s’affranchissent des usages ordinaires où on les cantonne habituellement. Où vont-elles, les choses, lorsqu’elles ont recouvré la liberté, leur liberté de choses ? Eh bien à nouveau elles se promènent au pays insouciant et joyeux de la métaphysique et de la poésie.
Laurent Albarracin
Alain Roussel, La vie secrète des mots et des choses, Maurice Nadeau, 2019, 199 p. 19 €
Extrait (choix de la rédaction)
Ainsi, j'ai pénétré les mots à la recherche de la « substantifique moelle ». Mais pas seulement. Je n'ignore pas que la cabale phonétique a souvent été utilisée pour dissimuler volontairement aux profanes un sens caché. J'ai lu Paul de Gourcy, Grasset d'Orcet, Raymond Roussel, Fulcanelli, sans oublier Brisset que je préfère mille fois à ses rieurs. J'ai même relu ce grand précurseur qu'a été Platon pour la langue grecque avec son Cratyle qui reste un chef-d’œuvre du genre. Si je cherche un sens caché, c'est surtout celui qui échappe à toute préméditation, à toute volonté de cryptage. Je cherche bien davantage, par une méthode basée sur des connotations phonétiques et des allusions graphiques, à inventer un sens, à donner du sens à ma pensée, à ma vie, dans une perspective à la fois ouverte et ramifiée. Je frotte des lettres, des syllabes, à l'intérieur des mots, libérant l'étincelle. Avec des techniques qui peuvent sembler archaïques, j'apprends à faire un feu de langue. Des significations usuelles, il ne reste que la cendre. Attisé par le vent, l'esprit s'envole de flammes en flammes, relançant la quête toujours plus loin, toujours plus haut. Du moins c'est ce que je voudrais. Cette activité intense m'a ouvert à la vision. Je vois des choses que je n'avais jamais vues. J'entends des choses que je n'avais jamais entendues. La pensée, dont la mienne n'est qu'un fragment, rayonne. S'il y a de ma part une recherche sur la langue, elle relève de la poésie et non de la linguistique. À quelques exceptions près, je n'ai qu'une attirance restreinte pour les travaux de ces spécialistes qui relèvent de l'autopsie. Je les ai lus ou essayé de les lire. La plupart du temps, dans leurs livres, les mots s'ennuient à mourir. Ils voudraient être ailleurs. Les seuls qui m'inspirent, dont j'ai l'impression qu'ils me rendent plus intelligent à chaque lecture, qu'ils m'emmènent en voyage, ne sont pas vraiment des linguistes, à peine des sémiologues (ou autrement). Il y a en eux une sensualité des signes qui les rend fréquentables. Je pense tout particulièrement à Roland Barthes, avec L’Empire des signes et à Umberto Eco.
(p. 124)