Il n’y a pas d’équilibre comptable dans le bilan que dressent les trois derniers chapitres du livre : ils signent sans ambages la condamnation des rêves contemporains d’exotisme et d’exil, on est bien loin du monde envoûtant et sensuel de Pierre Loti :
« Je sais à quoi m’en tenir sur les départs dont on parlait en France entre mil neuf cent vingt et mil neuf cent vingt-sept », écrit Nizan, p. 135
Voilà qui a l’avantage de la précision, toujours ce goût (de) et ce tribut à l’historicité! Nizan parle de “l’enfer des voyages” au risque de tomber d’un excès dans l’autre ; “les départs” peuvent évoquer le Rimbaud des Illuminations : « Départ dans l’affection et le bruit neuf », comme l’anticléricalisme des premiers chapitres faisait penser au gosse un brin canaille de Charleville ; de même, p. 115 : « les procureurs des confessionnaux » désignent des prêtres d’une mission italienne.
Mais le roman est aussi la démonstration qu’il n’existe pas d’issue individuelle, petite-bourgeoise ; d’où le retour à l’orthodoxie.
Et la conclusion reste dans une vulgate marxiste traditionnelle. Ce n’est pas à la périphérie qu’il faut mener le combat anti-colonialiste et anti-capitaliste c’est au cœur du système. Et s’il s’agit de dénoncer l’accaparement par quelques-uns des biens matériels et des outils de production, Nizan s’en charge, je cite :
« J’entends par France la bande de possesseurs du territoire, des mines, des carrières, des usines, des moulins [traduire les outils de production], des immeubles, la bande des maîtres des hommes, qui me donnent le droit d’identifier la France à leur somme puisqu’ils prétendent en tous lieux avoir seuls le droit de parler en son nom. Il n’est pas l’heure de parler de leurs victimes, des ouvriers agricoles et des manœuvres, des soldats et des employés, des vendeurs de cravates et des filles avortées, des hommes et des femmes à qui la France n’appartient pas », p. 148.
L’auteur adopte un ton d’imprécateur dans un registre qui s’apparente à celui de l’essai pamphlétaire. Il dénonce ceux qui se laissent happer par le système, car : « Que vous ayez une action ou mille, le nombre ne compte plus » ; il pourrait ajouter : « Vous avez mis le doigt dans l’engrenage »!
Il oppose le monde ouvrier, celui des producteurs, au monde bourgeois, celui des capitalistes, les uns enracinés dans le réel, les autres vaporisés d’abstractions. Années trente oblige Nizan ne saurait se départir d’un zeste d’antisémitisme :
« Mais les bourgeois produisent et possèdent abstraitement. Comme il y a beau temps qu’ils ont hérité d’Israël, ils passent la vie à prêter à intérêt », p. 153.
Il instruit le procès de l’Homo economicus qui advient à l’occasion de “l’éclipse de l’homme réel” et qui prolifère en France soit en tant qu’actionnaire soit en tant que rentier :
« Je comprends qu’on est étranglé dans ce pays qui est plein des genres, des variétés, des familles d’Homo economicus », p. 154.
Et pourtant cet homme qui semble condamner la France, à qui on pourrait reprocher d’appartenir à ce que l’idéologie d’extrême droite a toujours nommé justement l’anti-France, mourra pour elle, sous les balles allemandes, quelques années plus tard ; au printemps.
CONCLUSION
Livre rugueux où l’auteur a mis sa colère, sa révolte, contre un monde dominé selon son idéologie par les intérêts capitalistes et coloniaux, Aden Arabie est le récit, sans embellissements romantiques superflus, du voyage d’un Rimbaud qui n’aurait trahi ni la cause de la littérature ni celle de l’engagement. Le parcours du narrateur rappelle celui du Bateau ivre lequel échoue dans sa tentative de conquête du monde et redevient un “bateau frêle” destiné à finir dans la “flache”, terme emprunté au dialecte des Ardennes?
Mais pour être honnête, l’auteur avait annoncé la couleur dans les deux citations en exergue de son roman. Et en ce qui concerne sa vision de la question coloniale (1), il mettait ses pas dans ceux du grand journaliste Albert Londres (2) qui, dans Terre d’ébène [récit de 1929 issu d’un genre en vogue à l’époque, le reportage], avait violemment critiqué la politique coloniale de la France en Afrique.
Aden Arabie est enfin pareil aux livres de Paul Morand s’ils sont, comme l’écrit Jean-Paul Sartre dans l’essai que j’ai déjà cité :
« Remplis de clinquant, de verroteries, de beaux noms étranges, [et] sonnent pourtant le glas de l’exotisme ; ils sont à l’origine de toute une littérature qui vise à anéantir la couleur locale, soit en montrant que les villes lointaines dont nous avons rêvé dans notre enfance sont aussi désespérément familières et quotidiennes pour les yeux et le cœur de leurs habitants que la gare Saint-Lazare ou la tour Eiffel pour notre cœur et pour nos yeux, soit en laissant entrevoir la comédie, le trucage, l’absence de foi derrière les cérémonies que les voyageurs des siècles passés nous décrivaient avec le plus de respect, soit en nous révélant, sous la trame usée du pittoresque oriental ou africain, l’universalité du machinisme et du rationalisme capitaliste ».
“La trame usée du pittoresque oriental ou africain”, métaphore de l’universalité d’un monde global où le marché dicte sa loi, n’est-ce pas là où nous en sommes précisément?
Alors Aden Arabie, dernier inventaire avant liquidation?
Notes
(1) un colloque international : L’aventure coloniale entre politiques d’Empires et marginalités s’est tenu à l’université Paul Valéry les 15 et 16 mai. Monsieur le professeur Pierre Citti a cité ce beau poème de Paul Verlaine, un sonnet :
« Je suis l’Empire à la fin de la décadence,
Qui regarde passer les grands Barbares blancs
En composant des acrostiches indolents
D’un style d’or où la langueur du soleil danse. »
« Langueur », premier quatrain, in Jadis et Naguère
(2) le professeur Michel Collomb a rappelé qu’un livre d’Albert Londres, Pêcheurs de perles, évoque aussi, entre autres, Aden