Sur les routes du Tour, envoyé spécial.«J’ai laissé ma peau sur la route…» Et le Tour de France, ce monde en réduction qui créée des personnages à sa démesure, enfanta Julian Alaphilippe en lui extirpant ces mots en ampleur. À moins que ce ne soit le contraire. Et si c’était notre héros de juillet qui avait enfanté, au forceps, «quelque chose» du Tour? Malgré ses trente accréditations au compteur, le chronicœur n’oublie pas que la souffrance ne montre jamais que son dos, tournant son visage vers l’intérieur ; que son masque n’est qu’un masque, et qu’on s’accouche soi-même à assister au courage d’autrui. On s’expulse sans recours, sans retour. Voir Julian Alaphilippe se débattre contre l’évidence durant trois semaines, avant de céder en vue des Champs-Élysées, fut un privilège rare, un petit coin d’illumination qui redonna du crédit à la tragédie classique de l’épreuve et à cet art sacré de la Petite Reine.
Par lui, avec lui et en lui – flanqué de son apôtre Thibaut Pinot qui manqua d’un rien de saisir la main tendue et de prendre le relais –, nous avons traversé des territoires d’angoisse, saisie dans ses limites et ses grandeurs, ses gouffres et ses aspérités, en nous enracinant de nouveau dans la mythologie la plus onirique qu’on puisse imaginer. Nous redessinâmes les contours sans cesse réinventés de la plus ordinaire des aventures de l’extrême. À ce titre, et eu égard à la très haute idée que nous nous faisons du Tour, Alaphilippe ne sera jamais le cinquième de l’édition 2019. Non, il restera son vainqueur moral, que devront honorer comme il se doit, un jour, les historiens du grand livre des Illustres.
Car, ce fut une aventure à hérisser nos âmes, à couper nos souffles et, surtout, à tutoyer l’espoir. Vous l’avez vu, cet espoir multiple? Attention, pas seulement l’espérance d’une victoire à Paris, mais bien l’espoir d’un renouveau du cyclisme, jusqu’alors réduit aux lois intangibles et préécrites de l’odyssée du maillot jaune. Jusqu’à l’épilogue Bernal – et encore –, tout parut craqueler furieusement. Comme si la diabolique incertitude, elle-même écrasée par les rêves furieux de deux Français en révolte, allait extraire le jus de la réalité. Comme si cette réalité pouvait enfin se déployer à la forme du songe. Alaphilippe et Pinot, stars inattendues soudain propulsées dans le peloton de tête des frondeurs, ont réveillé le Peuple du Tour qui sommeillait dans son scepticisme. Jamais depuis 1989 – et ces maudites huit secondes envolées pour l’éternité qui enfoncèrent notre Laurent Fignon dans une sidération mortifère –, la France n’avait dialogué avec son épreuve chérie en réinventant l’intimité de sa relation, par l’esprit et la passion. Grâce à nos deux Français, et par cette relation jetée comme un fil d’Ariane, opéra une sorte de miracle. Ne minimisons pas son importance, car il a rejailli sur l’aura du Tour lui-même, sur la course bien sûr, et il a même tétanisé les tenants de la domination proches des héros virtuels et du catéchisme marchand. Il suffit d’écouter Geraint Thomas pour comprendre: «C’est grâce à Julian que la course a été différente. Il aurait mérité de finir sur le podium.» L’éloge du «vice» à la vertu.
Fruit d’une «folie française» revisitée, héritière du panache, de la bravoure, de l’audace et d’une certaine grandeur de l’imprudence crâne, le Tour devint presque parfait, retrouvant une sorte de «visage humain» capable de provoquer l’admiration commune. Longtemps, trop longtemps, nous espérâmes sortir d’une époque de mystification – connue de tous – qui atrophia le mode fabuleux et romanesque de la Grande Boucle, elle-même devenue peu à peu un modèle de consommation, atomisant ce résidu mythique originel à toute vraie légende. Et là, nous revîmes vivant ce capital symbolique venu du fond des âges, ce à quoi nous ne croyions plus vraiment. Devant ses yeux et son cœur battant, c’était comme si la France reprenait chair par l’intermédiaire des exploits pédalant de ses semblables, hommes du peuple durs à la tâche – ces «forçats de la route» qui, jadis, donnaient une épaisseur charnelle à l’idée, quelquefois abstraite, de cette République des congés payés. Depuis plus de vingt ans, avec les années EPO, le traumatisme Armstrong et l’hégémonie sulfureuse des Sky, le mythe de la Grande Boucle a été profané. Si le Tour n’est pas un sport mais un genre pour l’Histoire avec un grand «H», il fallut nous résoudre à l’accélération du processus de spectacularisation d’un nouveau genre de coureurs globalisés, préfigurant un futur cauchemardesque où seraient rois les acteurs de la métamorphose des corps enfantés par le bio-pouvoir. Cette époque maudite ne vient-elle pas d’être contestée sérieusement et durablement? En somme, le cyclisme est-il entré dans ce début de «vélorution» que nous appelons de nos vœux?Comprenez bien. Le «moment Alaphilippe», auquel nous associons Pinot, a cassé les normes, (ré)installé des manières moins codifiées d’entrevoir l’art «d’être» coureur, redonné du sacré au sacré. Il a même témoigné, par l’élan populaire considérable qu’il a engendré, d’une urgence que le chronicœur, depuis trente ans, ne fut pas le seul à réclamer. Ce que nous avons vécu ressemble à un «avant» et à un «après», comme une réconciliation effective du commencement et de la finalité, comme si le Peuple du Tour, d’une francité mélancolique insolente, espérait que «quelque chose» advienne qui réconcilie «l’ancien» et «l’imagination». Alaphilippe, en figure allégorique, a peut-être tracé un chemin inédit propre à révolutionner son milieu, tout en propageant une utopie singulière dont les bouleversements potentiels le dépassent assurément. Pour le chronicœur – lucide et prudent dès qu’il convoque l’à-venir –, ce fut tellement bon de se sentir ressuscité à la passion. Remémorons-nous toujours cet invariant: par l’apprêt de ses origines, qui vont de la cocarde au Front populaire, le Tour de France demeure une caisse de résonance qui doit autant au patrimoine racinaire qu’aux colères prêtes à éclore. Quitte à y laisser la peau sur la route.
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 29 juillet 2019.]