Bernal triomphe, Alaphilippe craque

Publié le 27 juillet 2019 par Jean-Emmanuel Ducoin
Dans la vingtième étape, entre Albertville et Val Thorens (59 km), victoire de l’Italien Vincenzo Nibali (Bahrain). Du fait des intempéries de la veille, le parcours avait été amputé de 71 km. Solide, Egan Bernal (Ineos) devient le premier Colombien à remporter le Tour. Julian Alaphilippe craque et perd sa place sur le podium…

Sur la route du Tour,envoyé spécial.
Et le Tour en ses mystères ressemblait encore à des paroles qui s’agitaient au balcon de nos désirs secrets, à des mots qui donnaient à voir le spectacle inopiné mais pour toujours inachevé, à des murmures clos trahis par les circonstances. Car c’étaient les plus violents qui glissaient sur les parapets, résistaient au vide. Les autres se voyaient ravalés, déglutis, renvoyés aux enveloppes suintantes de la vie intérieure et de l’esprit… Voulant chasser ses idées noires après une journée légendaire – celle du vendredi 26 juillet 2019 sera consignée dans le Livre des Illustres –, le chronicoeur insomniaque ne se remettait pas de son étonnement grandiose, un pied dans la tristesse, la tête tout près des cimes.
Nul scénariste un peu dingue n’aurait pu suggérer, même entre ses dents, que le Tour vivrait une dramaturgie digne de l’Antique, nous envoyant dans le décor flirter avec l’irréel. Les sanglots longs de Thibaut Pinot. Les larmes enjouées d’Egan Bernal. Les rictus en souffrance de Julian Alaphilippe. Et l’apocalypse d’une nature ingrate qui condescend, périodiquement, à chambouler l’âme et le cuir pourtant tanné des forçats. Flottait donc dans l’air comme une sensation fracassante ininterrompue – dont on aurait voulu qu’elle dure toute la vie. Or, ce n’était pas fini, ce samedi, pour cette vingtième étape entre Albertville et l’interminable montée vers Val Thorens (HC, 2365 m, 33,4 km à 5,5%). Prévue en apothéose pour achever le triptyque des Alpes, il était écrit que l’ultime parcours en haute montagne ne sortirait pas indemne de ce Tour, qui ne ressemble décidément à aucun autre. Depuis la veille, la météo désastreuse maintenait l’épreuve en sursit, à tel point qu’une coulée de boue – une autre! – avait tranché l’accès au sublime Cormet de Roselend (1968m, 19,9 km à 6%), rendu impraticable pour tout engin sur roues. Résultat, les 155 rescapés de cette pure «folie française» n’eurent que 59 kilomètres à affronter. Même départ, même arrivée. Mais un tracé amputé de 71 bornes. Un cadeau? Pas certain. Si l’Iseran avait, dieu merci, mit tout le monde à sa place en son sommet avant le cataclysme des cieux, l’élévation terminale proposée sur la crête de Val Thorens nous tapissait dans nos pensées. Que devions-nous attendre? Un don fondamental d’untel? Un partage élégiaque d’un autre? Un instinct sacrificiel qui rendrait, par l’honneur, la noblesse à l’idée que nous nous faisons de la Grande Boucle?

Au kilomètre 16, à La Léchère, le chronicoeur prit d’abord le temps de dresser le poing en mémoire du ministre communiste Ambroise Croizat, l’enfant du village et inventeur de la Sécurité sociale. Et puis, nous assistâmes un sprint assez étourdissant, vécu à bout de souffle, sans répit, à en exploser son tensiomètre cardiaque. Une espèce de course de côte en apnée totale, qui ressembla à s’y méprendre à celle que remporta à Sestrières le maudit Bjarne Riis, en 1996, alors que l’Iseran et le Galibier avait été escamotés en raison de la neige. Souvenir impérissable: le chronicoeur n’oubliera jamais les yeux médusés de l’écrivain Paul Fournel, qui, cette année-là sur les routes du Tour, livrait sa prose quotidienne dans les colonnes de l’Humanité. Au passage, souhaitons au vainqueur 2019 un tout autre destin – cycliste et humain – que celui de Bjarne Riis…

Dès les fauves lâchés dans les rampes du massif de la Vanoise, ce fut dément d’intensité. A en oublier que nous en étions (presque) à la fin de ce spectre de feuilleton pour passionnés. Outre une victoire d’étape de prestige, l’enjeu n’était pas mince pour s’arrimer définitivement au podium des Champs. A l’avant, trois groupes tentèrent l’aventure (parmi lesquels, en éclaireurs, Woods, Nibali, Zakarin, Gallopin et Perichon) et s’élimèrent dans les lacets sans jamais prendre beaucoup plus de deux minutes. A l’arrière, dans le peloton du maillot jaune désormais sur les épaules du Colombien Egan Bernal (nous avions perdu notre repère visuel), nous comprîmes que se propageait des ondes de vengeance. A moins que ce ne fût une guerre de position, violente et périlleuse. Ainsi, les Jumbo-Visma du Néerlandais Steven Kruijswijk, alors quatrième au général, imprimèrent une allure insensée. Et nous cherchions en vain, derrière cette métronomie des musculeux en geste robotisé, l’art féérique des grimpeurs maigres, ceux en morceaux secs, ossus et aux mollets d’un feuilleté tendineux.
 Dans leurs roues, les Ineos au quasi complet. Et dans l’ombre géante des ex-Sky, notre Julian national. Nous repensâmes aux propos, jeudi soir, de son entraîneur et cousin, Franck Alaphilippe: «Va-t-il défendre sa deuxième place ou essayer d’attaquer jusqu’au bout, au risque de perdre le podium? Suivre ou se découvrir?» Le héros de Juillet, pas si déchu que cela, avait pourtant déclaré une demi-heure auparavant, comme une fin de non recevoir: «Perdre le maillot, je m’y attendais, j’ai donné le maximum. J’ai été battu par plus fort. Le maillot jaune, c’est fini, le maillot jaune, c’était un rêve. J’ai poursuivi le rêve longtemps, bien plus longtemps que je l’imaginais.»  

Dans cette pente sans fin, nous ne distinguions plus un peloton mais bien des parcelles éclatées de cyclistes à l’agonie. S’époumoner prenait ici tout son sens. A treize kilomètres de la ligne, le travail de sape des Jumbo-Jet nous donna une première réponse, cruelle, mortelle d’évidence: Julian Alaphilippe craqua. Il ouvrit la bouche, tira la langue, et vit s’éloigner Bernal, Thomas, Buchmann et Kruijswijk. Vaincu à la pédale par la sauvagerie ambiante, le Français comprit que son doux songe virait cauchemar. Malgré l’intense travail de son équiper Enric Mas, malgré la présence de Romain Bardet en compagnon de galère, qui allait préserver son joli maillot à pois, Alaphilippe perdit définitivement toute chance de monter sur l’un des strapontins. Il rendit les armes, après trois semaines d’un labeur magistral qui changea la face du Tour. Et nous, en découvrant sa déroute physique qui nous déchirait le cœur et nous tira une larme, nous posâmes le stylo quelques instants pour lui rendre hommage. Hommage au panache. Hommage à cette façon «d’être cycliste». Hommage au récit qu’il nous avait offert. Hommage à l’homme, incarnation à lui tout seul du Peuple du Tour réinventé.

 
A quatre kilomètres du but, l’éternel Italien Vincenzo Nibali (Bahrain), qui avait épousseté ses collèges francs-tireurs au prix d’un effort monumental, s’envola vers une victoire plutôt glorieuse, en solitaire, alors que le groupe maillot jaune, réduit à la portion congrue (neuf unités), revenait à une poignée de secondes. Ni Buchmann, ni Kruijswijk n’essayèrent d’éprouver Bernal et Thomas. Au contraire, ils concédèrent même quelques mètres sur la ligne. Le bilan était vite vu: les Ineos, que beaucoup enterrèrent prématurément, prenaient les deux premières places du général, laissant la troisième à Kruijswijk, Alaphilippe rétrogradant à la cinquième (à 3'45''). L’armada britannique de Dave Brailsford venait de remporter son septième Tour en huit ans, avec quatre vainqueurs différents: Wiggins, Froome, Thomas et Bernal. A ce stade de supériorité, nous eûmes un seul mot en tête: hégémonie. D’autant que le triomphe du prodige colombien, à 22 ans, annonçait probablement une nouvelle ère de domination sans partage.

«C’est une folie! C’est un rêve, je suis le premier Colombien à gagner le Tour! Je n'ai pas encore compris ce qu'il m'arrive. Il faudra quelques jours pour comprendre vraiment. C'est tellement incroyable, je ne peux pas décrire ce qu'il m'arrive aujourd'hui. je me sentais bien, j'avais de bonnes jambes, mais j'ai réfléchi kilomètre après kilomètre, je me disais ''un de moins'' à chaque fois. Je m'en suis rendu compte quand j'ai vu (le panneau) arrivée et que Geraint Thomas m'a tendu la main. C'est là que, j'ai compris que j'allais gagner le Tour de France», déclara l’enfant de Zipaquira, près de Bogota, à 2700 mètres d’altitude. Son père et sa mère tombèrent dans ses bras. Lui, agent de sécurité, elle, femme de ménage: le Tour avait déniché sa belle histoire. Le chronicoeur scruta ce gamin en gardant le silence – tous les silences ne se valent pas – et se remémora que, il y a tout juste un an, il avait eu l’audace de pronostiquer cet avènement dans son dernier article du Tour 2018. Depuis, nous avons vu cette jeunesse flamboyante de talent brut se déployer vers les sommets du cyclisme mondial, domestiquant toutes les routes qui se dressaient sous ses roues (Paris-Nice, Tour de Suisse) comme pour lui frayer un chemin vers la gloire ultime. Sans doute pas la dernière. Egan Bernal devenait le premier Sud-Américain honoré et sublimé par la grandeur du Tour. Les yeux hagards, le sourire accroché aux lèvres, nous vîmes distinctement que la sidération de l’exploit n’en finissait pas de s’installer dans sa vie, tandis que, de l’autre côté de l’Atlantique, tout là-bas, la Colombie s’embrasait déjà comme jamais. Un feu de joie populaire que nous avions peine à imaginer. Le chronicoeur l’admet volontiers: ce fut une sacrée consolation.


[ARTICLE publié sur Humanite.fr]