(Note de lecture), Mathieu Nuss, Alité ma non troppo, par Bruno Fern

Par Florence Trocmé

Ce nouveau livre de Mathieu Nuss (1) est composé en trois mouvements, chacun étant constitué de paragraphes allant d’une ligne à une page, et, dès son titre, placé à la fois sous le double signe de la musique et de l’étrangeté avec cet alitement qui ne saurait être excessif. Cela dit, une lecture attentive permet d’éclairer, du moins partiellement, ce qu’une telle désignation peut avoir de déroutant. Tout d’abord, la mise à plat qu’implique le nom ou le participe passé semble renvoyer à la page où le texte se présente : « Couché sur le dos, le papier ne cesse de voir tous ces visages qui jamais plus ne clignent des paupières. » mais cette orientation ne conduit ni à l’aplanissement ni à l’immobilité car l’écriture cherche à excéder cet espace  : « Tête la première dans les mouvements – rapide, lent (trop parfaitement embouteillée), rapide – , la phrase à éclipses, à trouvailles, à rallonges, avec permanente, la grande attention qu’elle porte à ses suées. » Ce refus d’un endormissement qui pourrait correspondre à un repli sur soi est conforme à la fameuse remarque de Mandelstam : « Ce qui distingue la poésie de la parole machinale, c’est que la poésie justement nous réveille, nous secoue en plein milieu du mot. » (2) et, quant aux moyens d’atteindre cette énergie, Mathieu Nuss recourt autant à ceux qui participent du signifiant (en témoignent le travail sonore – « Sol plan blanc venu de l’air se taire, sans plus faire connaissance. » – et le souci de la rythmique, mise fréquemment en relation avec la musique  : « Comment rendre en une seule phrase intelligible le jeu allégé des percussions de Ionisation (Varèse). ») qu’à ceux qui relèvent de la sémantique : « Fumée anthracite laissée par le moteur d’une pensée, de qui gigote à sens et à contre-sens. »
Dans cette perspective, l’auteur tente dans un premier temps d’écouter, dans une acception large de ce verbe, puis de restituer à sa manière, notamment en dialoguant avec d’autres artistes. C’est pourquoi sont convoqués ici de nombreux écrivains tels Cingria, Michel Leiris, Jean-Baptiste de Seynes, Khaïr-Eddine, Du Bouchet, Patrick Wateau, Christian Hubin – auquel la deuxième partie du livre est largement consacrée – ou bien encore David Mus dont une phrase en exergue illustre cette dimension : « Aucun échange et entre nous néanmoins un fond de parole amie : l’établi de parole en longueur. » À leurs côtés on trouvera des plasticiens (des anonymes de la grotte de Lascaux à Jacopo da Pontormo et Georges Ball) et surtout des compositeurs, de Monteverdi à Gérard Pesson. Cette attention à tout ce qui est autre s’applique également à différents « objets » dont l’hétérogénéité est manifeste, comme le rappelle le titre de la troisième partie, « Un vrac en passacaille ». Ainsi on va du « criaillement des légumes transis dans leur chambre froide » à des commentaires sur la basilique romaine Santa Prassede, en passant par les nombreux éléments naturels dont l’auteur n’oublie pas qu’ils sont de plus en plus soumis aux effets délétères de l’anthropocène : « Feindre d’ignorer le frelon asiatique, préoccupante l’ambroisie, les hydrocarbures jamais à court d’excuses. », « Une empreinte carbone devenue péché originel. », « Vortex de moribonds qui campent sur leurs positions : ses monceaux de plastique à l’âge premier (Pacifique Centre). » Comme on l’a déjà souligné, la musique occupe une place prépondérante dans l’ouvrage, à travers les multiples références à des œuvres dont beaucoup appartiennent au répertoire dit contemporain, sachant que la plupart d’entre elles, loin de n’être que nommées, sont explicitement à l’origine de certains passages : « (d’après le quintette Contrainte de lumière de Frédéric Pattar) » ou bien « Elliott Carter me suggère que les yeux bleus de sa musique ventent-coulent-ventent d’est en ouest (...) » Par ailleurs, cette omniprésence de la musique est sensible dans l’écriture elle-même, par sa minutie et sa recherche constante d’une dynamique, ainsi que par le recours fréquent à des notions musicales – la deuxième partie du livre porte le titre de « Microtons (avec exercices d’admiration) » et certaines notations évoquent l’oreille absolue, comme si le moindre son était susceptible d’être musicalisé : « Encore le vent (en mi) », « Des fa des sol, qui s’esquivent, ressourcés dans la rotation régulière de l’anémomètre », «  Comme de nombreux autres chats, Constantin et Lulu ronronnaient en sol. »
Enfin, précisons que cette ouverture tous azimuts n’empêche pas Mathieu Nuss de rester lucide sur les limites de son entreprise, ce que l’autre citation liminaire, de Michel Deguy, illustre à son tour : « Avec ce bruit de cœur régulier dans l’oreille, nous sommes nous-mêmes un train dans la nuit. Nous sommes vraiment seuls, en marche et c’est la nuit, avec ce bruit du cœur en train. » De même, la première partie du livre s’intitule « Des meurtrières » comme pour indiquer que les « vues » proposées sont inévitablement partielles – mais, si l’alitement du monde dans le texte ne parvient pas à épuiser sa profusion, cette restriction n’amoindrit en rien la nécessité d’écrire : « Malgré l’orientation mauvaise qu’il faut, l’exténuation, l’escorte de retards, nommer les choses, et poursuivant leur nomination, réveiller leur résistance (M. Zambrano). »
Bruno Fern

Mathieu Nuss, Alité ma non troppo, éditions L’Étoile des limites, mai 2019, 64 pages, 12 €
1. Le neuvième d’une série dont tous les titres débutent par la lettre A, peut-être pour souligner le fait que chacun consiste en un nouveau commencement.
2. Entretien sur Dante, éditions La Dogana, 2011.