Dans un ouvrage publié à la Table Ronde en 1967, Tristan Maya, écrivain et fondateur du Prix de l’Humour noir racontait qu’il avait lu parmi les annonces d’un marchand de fonds le texte suivant : « A vendre petit commerce propre, ne nécessitant aucune connaissance spéciale : librairie dans le VIe arrondissement… »
Chez les marchands de livres, on s’amuse à peu de frais. L’ouvrage hélas épuisé de Tristan Maya auquel je faisais allusion, intitulé Liliane est au lycée en porte témoignage. Titre énigmatique au premier abord, celui-ci reprend simplement une demande faite à un libraire par un client peu familier d’Homère et qui avait vaguement entendu parler de L’Iliade et L’Odyssée… Dans ce livre, l’auteur raconte ainsi qu’un lecteur cherchant Chatterton d’Alfred de Vigny se vit renvoyé par un marchand de livre vers le quincailler voisin, qu’on proposa à un autre qui avait demandé le livret des Indes galantes de Rameau une édition du Kâma-Sûtra, ou qu’à un troisième qui recherchait une édition du Discours de la Méthode de Descartes, on répondit : « il ne me reste plus que la méthode de bridge. » Le marchand de livre s’affranchit facilement de la culture.
Au cours de nombreuse années de chine, j’ai pu, de mon côté, noter quelques perles savoureuses, comme cette édition de L’Itinéraire de Paris à Jérusalem de Chateaubriand classée au rayon des guides touristiques (où aurait aussi pu figurer Stockholm, Fontainebleau et Rome d’Alexandre Dumas) et ces ouvrages de Sainte-Beuve relégués bien malgré eux dans la section Religion. Cependant, le plus cocasse fut de dénicher un jour dans un rayon tout aussi religieux – c’est absolument authentique – Notre Dame des Fleurs et Le Miracle de la rose de Jean Genet. On imagine sans peine la déconvenue du pieux lecteur qui aura en toute confiance parcouru quelques pages de chacun de ces romans…
On objectera que les erreurs les plus nombreuses proviennent généralement des clients eux-mêmes, et on aura raison. La majeure partie de Liliane est au lycée leur est dédiée. Qu’on en juge :
Dans un monde où l’audiovisuel se limitait encore à deux chaines de télévision (1967), un
Au fil des pages, on note quelques apparentements terribles, comme Le Cousin de Rameau, de Diderot, Le Cousin Ponce (je vous laisse deviner son prénom) et La Cousine bête de Balzac. D’autres titres encore témoignent d’un humour involontaire et d’une imagination fertile : Ulysse dans la vallée (version bucolique de Joyce, ou balzacienne de l’Odyssée, allez savoir), Les 1000 de Jean-Jacques Rousseau (et même Monsieur Emile, les lettres forcent le respect), sans parler d’un classique de Pétrone revu et corrigé de manière inattendue : Le Satyre est con… Corneille était normand, on le sait, mais était-ce une raison suffisante pour qu’il écrivît Le Cidre ? C’est pourtant ce que Maya nous apprend. Le Cid toujours, publiée dans la collection Vaubourdolle chez Hachette, deviendra même Le Cidre de vos bordels (avec une préface de Marthe Richard ?) Enfin, cerise sur le gâteau naturellement, Maya cite Le Mariage des bigarreaux de Beaumarchais (un lecteur près de ses sous avait, lui, cherché « Le Barbier de Séville en bon marché » et un rouennais présumé, Le Barbier de Sotteville) !
Mais revenons plus sérieusement aux libraires. Au contraire du marchand de livre qui s’improvise aisément, il faudra des années de lecture, de culture et de passion pour faire
Les frères Goncourt regrettaient, dans leur Journal en date du 2 janvier 1867, « Un symptôme du temps : la boutique du libraire des quais n’a plus de chaises. France [le père d’Anatole France] fut le dernier libraire à chaises, la dernière boutique où il y avait un peu de causerie et de perte de temps entre les affaires. Maintenant, les livres s’achètent debout. Une demande et un prix : voilà où la dévorante activité du commerce d’aujourd’hui a mené cette vente du livre, autrefois entourée de flânerie, de musarderie et de bouquinage bavard et familier. »
Certes, rares sont aujourd’hui les librairies où l’on peut s’asseoir et deviser tranquillement, mais les vrais libraires existent encore. Vu la rentabilité de leurs entreprises – si l’on en croit un rapport, elle serait de 2 à 3% – ils exercent moins un métier qu’un sacerdoce et une passion. Leur implication dans la vie culturelle assure à celle-ci une diversité sans laquelle la majeure partie des auteurs disparaitrait au profit de quelques productions à succès aux styles et sujets formatés, vecteurs d’un prêt-à-penser et d’un inévitable nivellement par le bas.
Il convient de garder cette notion en mémoire au moment où plusieurs amendements se font jour au Parlement, qui pourraient remettre en question la loi Lang sur le prix unique des livres. Une dérégulation, loin d’offrir aux lecteurs des conditions favorables, risquerait de se traduire par une réduction de l’offre, la disparition des librairies les plus fragiles et,
Aux voyageurs qui, en ces mois de vacances, passeraient un moment dans la région de La Rochelle (ma ville d’adoption) et qui seraient en mal de lecture, je profite de cet article pour signaler quelques vrais libraires, qui participent à l’animation culturelle de leurs villes respectives en organisant, notamment des rencontres régulières avec des auteurs et avec lesquels il est toujours intéressant de converser.
« Les Saisons » (2, rue Saint-Nicolas, 17000 La Rochelle) : Dans la lignée de Marcel Béalu et Pierre Béarn, le libraire, Stéphane Emond est aussi écrivain. Il ne faut pas se fier à la petite taille de sa boutique (dont l’enseigne est un hommage à Francis Pons) : son fonds, particulièrement en littérature française et étrangère et en sciences humaines, est d’une grande richesse; il comporte aussi quelques livres insolites.
« La Librairie du Rivage » (82, boulevard Aristide Briand, 17200 Royan) : Animé par Patrick Frêche, il s’agit d’un bel espace, très clair, au fonds important incluant notamment une large section de littérature destinée à la jeunesse.
« La Librairie des Halles » (1 bis, rue Thiers, 79000 Niort) : Anciennement située dans un monument historique place du Pilori, cette librairie dont s’occupe Anne-Marie Carlier bénéficie, dans ses nouveaux locaux, d’un vaste espace qui lui permet de proposer un fonds diversifié, incluant littérature, essais, beaux-arts, régionalisme, etc.
Illustrations : Honoré Daumier, Librairie - J.-H. Marlet, Bouquiniste quai Voltaire - Etienne Dolet - Arcimboldo, Le Bibliothécaire.