Thomas et Bernal, roue dans roue...
Dans la dix-septième étape, entre le Pont du Gard et Gap (200 km), victoire de l’Italien Matteo Trentin (Mitchelton-Scott). Ce jeudi, entrée dans les Alpes pour trois jours en enfer. Avec Thomas et Bernal, les Ineos pensent encore détenir la combinaison gagnante. Ont-ils tort ?Gap (Hautes-Alpes), envoyé spécial.
Jadis, ils tentaient de séduire de ne pas chercher à plaire. Souvent, leurs regards pétillaient de sauvagerie douce, avec cet air effronté de ne pas y toucher, et nous acceptions de mauvaise grâce le postulat romantique: la fiction a tout les droits à condition de les exercer. Telle fut l’une des grandes leçons du Tour, depuis au moins une génération. Et plus encore sous «l’ère» des Sky, devenus Ineos, qui avaient créé un style sous l’égide de la domination active. Les Wiggins, Froome, Thomas et consorts, dans le creuset d’une armada surpuissante financièrement, avaient accéléré – dans la continuité des années Armstrong – le processus de spectacularisation d'un nouveau genre de coureurs globalisés, proches des héros virtuels, préfigurant un futur crépusculaire où ne seraient dieux que les volontaires de la métamorphose des corps, enfantés par le bio-pouvoir, le catéchisme marchand et le mercantilisme à tous les étages. Le mythe fut trop longtemps profané. Fin d’époque? Ou intermède (très) passager?
Ce mercredi 24 juillet, entre le Pont du Gard et Gap (200 km), des pampres de spectateurs bravaient la canicule sous le Pont-aqueduc datant du Premier siècle, à Orange en son théâtre antique, ou à Vaison-la-Romaine, dans cette traversée préalpine par le Vaucluse et la Drôme. Un orage vînt néanmoins rafraîchir les trente-trois fuyards du jour (parmi lesquels Van Avermaet, Boasson Hagen, Rui Costa, De Gendt, Trentin, Oss, Teuns, Fraile, Clarke, Mollema, etc.), signant l’entrée dans les Hautes-Alpes et avec elles les futurs cols dantesques à venir (Vars, Izoard et Galibier dès ce jeudi, tous au-dessus de 2000 m). Le chronicoeur, lui, quêtait encore des éléments de réponse à la question la plus élémentaire de ce Tour 2019: que se passe-t-il dans l’équipe dirigée par le redoutable Dave Brailsford, qui affiche au compteur six victoires sur les sept derniers Tour, avec trois vainqueurs différents. Seul Cyrille Guimard fit mieux entre 1976 et 1984, avec Van Impe, Hinault et Fignon.
Bousculés comme jamais, les Britanniques donnent non seulement l’impression de ne plus diriger le peloton « à la romaine » mais bien de subir ce « quelque chose » de « vélorutionnaire » qu’ils n’avaient pas anticipé. Comme si s’était révélé, au cœur des conditions de nouvelles possibilités impulsées par deux Français en révolte, un sens affranchi d’actes capables de tordre leur suprématie érigée en modèle. Pour comprendre cette lente dilution de la sérénité, autrefois mécanique chez les ex-Sky, sans doute convenait-il d’écouter Nicolas Portal, le directeur sportif des Ineos, qui s’exprimait ainsi mardi soir : « La situation n’est pas si mal. On est quand même deuxième et cinquième (avec Thomas et Bernal). Si on fait deux ou trois, ce qui serait incroyable, ce sera vu comme un échec alors que beaucoup d’équipes n’ont jamais fait de podium. » Et il ajoutait, avec une pointe de modestie étonnante : « Là, c’est un changement pour nous, mais le but n’est pas d’écraser le Tour, c’est de le gagner. »
Souvenons-nous du contraste observé d’une semaine sur l’autre. Lors de la première journée de repos, à Albi, le 16 juillet, les Ineos voyaient un boulevard se dessiner vers Paris: Pinot venait de perdre 1’40’’ dans une bordure, et personne n’imaginait qu’Alaphilippe sortirait des Pyrénées en jaune. Voilà pourquoi, pendant la seconde pause, à Nîmes le 22 juillet, le discours changea du tout au tout, au moins dans la forme, comme si les circonstances alimentaient une sorte de reconnaissance – enfin! – du questionnement critique. Disons que l’optimisme «maison» ne s’affichait plus, ni par les mots ni sur les visages. Quant à la «méthode» employée autrefois pour atomiser la concurrence, elle se voyait confrontée au pire des scénarios pour cette équipe-là, pas habituée à pactiser avec un facteur redoutable: l’inconnu. Dave Brailsford le reconnaissait à sa manière: «Les Alpes seront un challenge très excitant. On est la seule équipe avec deux leaders, et Geraint sait comment gagner. On ne doit pas perdre de temps face à Pinot, Kruijwijk, Buchmann, et on doit en prendre à Alaphilippe.» Et histoire d’insister, il précisait: «Personne ne pouvait prévoir qu’il serait en jaune. S’il garde le maillot jusqu’à Paris après tout ce qu’il a fait, il sera l’un des plus grands cyclistes de tous les temps.»
Veille d’altitude – et pour l’honneur! –, il fallut à Gap un vainqueur-baroudeur, rescapé solitaire de l’échappée fleuve: l’heureux élu fut l’Italien Matteo Trentin (Mitchelton-Scott). A l’arrivée, le peloton accusa vingt minutes de retard, mais nous vîmes Thomas et Bernal franchir la ligne roue dans roue. Le Gallois parlait de «régularité», le Colombien évoquait «les ascensions plus longues»des Alpes et «les altitudes plus élevées». Avec leur savoir-faire et leurs deux cadors complémentaires, les Ineos pensaient toujours détenir la combinaison pour ouvrir le coffre-fort. Ils entendaient rester les favoris de la raison. Sauf que ce Tour, en sa folie française, ne ressemble à aucun autre… Alors, au pied des cimes, en découvrant le panorama alentour qui déchirait l’horizon et nous éblouissait déjà, le chronicoeur ne savait plus bien, pour les Ineos, si l’air frais du soir annonçait une véritable veillée d’armes, ou une étrange veillée d’âmes. Les Thomas et Bernal donnaient désormais l’impression de vouloir plaire de ne pas chercher à séduire. Et si c’était inquiétant?
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 25 juillet 2019.]