Deuxième victoire d'étape pour Caleb Ewan...
Dans la seizième étape, une boucle autour de Nîmes (177 km), victoire au sprint del’Australien Caleb Ewan (Lotto). Avant les terrifiants cols alpestres, dès jeudi, Alaphilippe et Pinot occupent tous nos esprits et nos espoirs. La France n’en peut plus d’attendre un successeur à Hinault…Sur la route du Tour, envoyé spécial.
Les moments qui tutoient l’espoir nous obligent. Comprenez-bien. Jamais depuis 1989 – et ces maudites huit secondes envolées pour l’éternité qui enfoncèrent notre Laurent Fignon dans une sidération mortifère – la France n’avait dialogué avec son épreuve chérie en réinventant l’intimité de sa relation, par l’esprit et la passion. Rare privilège. Les circonstances de course, diront les uns. La présence de deux Français pour la victoire finale, pensent d’autres. Opère une sorte de miracle, qui rejaillit sur l’aura du Tour lui-même, sur la course bien sûr, et tétanise – pour l’instant du moins – les tenants de la domination proche des héros virtuels et du catéchisme marchand (inutile de les désigner). Affirmons donc que le «moment Alaphilippe et Pinot» casse les normes, (ré)installe des manières moins codifiées d’entrevoir l’art «d’être» coureur, et témoigne d’une urgence que le chronicoeur, depuis trente ans, ne fut pas le seul à réclamer. Ce que nous vivons ressemble ainsi à une réconciliation effective du commencement et de la finalité. Comme si le Peuple du Tour, d’une francité mélancolique insolente, espérait que «quelque chose» advienne.
A ce stade de la réflexion, alors que le peloton affrontera jeudi, vendredi et samedi trois étapes alpestres dantesques, le courage et l’audace de Julian Alaphilippe et de Thibaut Pinot racontent, par leur force suggestive, la chronique d’une France plurielle, unifiée et universelle en diable, celle des métallos et des notables, des ouvriers et des bourgeoises alanguies, prêts à s’épanouir dans le bonheur de s’incarner à nouveau dans la figure héroïque des champions à «l’ancienne». L’épopée en cours de nos deux forçats offre à leur pays un supplément d’âme impromptu, une renaissance à la passion intégrale. Car la France, jusque dans ses entrailles, n’en peut plus d’attendre un successeur à Bernard Hinault (1985). A condition de ne pas laisser passer ce Tour.
Ce mardi 23 juillet, à l’occasion d’une étrange boucle entre Nîmes et Nîmes (177 km) dépourvue d’aspérité et promise à un sprinteur, nous eûmes l’impression que l’épreuve s’astreignait à un surplace imposé, au lendemain du repos imposé. Par ces heures de canicule et de bitume liquéfié (jusqu’à 42 degrés), quand les coureurs chassaient le bidon et cherchaient quelque protection licite et conseillée, nous aurions aimé les voir chopper une canette, un tuyau d’arrosage, mettre pied à terre pour, comme avant, au temps des Illustres, aller «au contact». Mais cinq échappés défrichaient les routes du Gard (Wisniowski, Ourselin, Bak, Gougeard et Rossetto) comme pour sceller un scénario écrit à l’avance, malgré un vent traversant et quelques chutes (sans gravité pour Thomas, fatale pour Fulgsang). Une escapade dans la fournaise pour rien, achevée sur thermostat à deux kilomètres du but. Un sprint massif. Et la victoire de l’Australien Caleb Ewan (Lotto).
En patientant, nous songeâmes aux destins croisés d’Alaphilippe et de Pinot, tellement associés dans leurs exploits que nous avons du mal à «penser» l’un sans l’autre. «Je n’ai peur de personne», assurait Pinot, lundi, à son hôtel. Ajoutant aussitôt: «Il reste une semaine, tout peut arriver.» Dans le même quartier nîmois, Alaphilippe, lui, répétait à des journalistes habitués: «Posez-moi des questions, je vais vous répondre ce que je vous dis depuis dix jours. Je cours au jour-le-jour.» Chacun eût évidemment en tête que le «duel idéal» annoncé entre nos deux glorieux venait de subir un changement de trajectoire. Pinot revenait de loin, après la bordure d’Albi, au prix d’un panache offensif exceptionnel dans les Pyrénées. Alaphilippe stagnait, au point que ses rêves semblaient s’amenuiser depuis ses signes de faiblesse en haut de Prat d’Albis. Résumons. Beaucoup avaient enterré prématurément Thibaut Pinot dans une bordure ; et les mêmes clamaient que Julian Alaphilippe ne «passerait pas» les Pyrénées. Résultat, les deux prétendent toujours pouvoir succéder au Blaireau.
«J’avais un peu l’étiquette du potentiel vainqueur, mais, face au dénivelé qui nous attend dans les Alpes, je ne rêve pas, je suis réaliste, mon maillot ne tient qu’à un fil», analysait froidement Alaphilippe. «On va continuer sur notre modèle, on va être offensif à chaque fois qu’on pourra», promettait Marc Madiot, le manager des G-FDJ, qui n’oubliait pas que cinq coureurs, derrière le maillot jaune, se tiennent encore en quarante secondes, du jamais-vu à quatre jours des Champs. Que dire de l’apathie des Ineos (ex-Sky) de Thomas et Bernal, assez méconnaissables, qui ont atteint la troisième semaine sans maillot jaune, ce qui ne leur était pas arrivé depuis 2014? Que conclure de la surpuissance des Jumbo-Visma de Kruijswijk et du danger grandissant de ce Néerlandais de 32 ans? Que redouter du modeste allemand Buchmann (Bora), 26 ans, si discret qu’on néglige, à tort, de l’imaginer en épouvantail? Face à la menace, le chronicoeur se retranche derrière l’idée que le mythe du Tour a besoin d’un décor où le cadre national joue un rôle central, que cela lui plaise ou non. Pinot le confesse: «Je préfère que ce soit Julian qui gagne qu’un autre.» Alaphilippe l’avoue: «Si je perds le maillot, je serais content que ce soit Thibaut qui le récupère.» L’un et l’autre portent désormais l’exigence objective d’élaborer, voire de produire, un destin français. Comme si le temps était venu.
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 24 juillet 2019.]