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PICTURAL : LE PAYSAGE, LE TRAGIQUE ET L’OBJET
L’exposition Pictural offre l’opportunité d’aborder de nombreuses problématiques plastiques
Les matériaux inusités comme support et pigment
L’éclatement du support
Le recyclage
L’hybridité des techniques
Le signe, réel ou imaginé, formel ou doté de sens
Le textile comme support ou matériau
Parmi ses possibilités, voici les trois problématiques qui seront traitées ce matin
Le renouvellement du genre du paysage
La représentation du tragique
L’objet comme matériau plastique
LE PAYSAGE DANS LA PEINTURE DE LA CARAÏBE
Pour commencer, le renouvellement du genre pictural du paysage avec Jacqueline Fabien et Luz Severino.
Lorsque l’on met en perspective quelques productions plastiques de la Caraïbe relatives au paysage, on remarque une évolution du genre sur deux points. Les peintres – voyageurs ne figurent pas dans cette liste, encore que confronter le regard sur le paysage d’un peintre voyageur et le regard d’un peintre natif pourrait être révélateur et passionnant
On distingue donc des tableaux dont le sujet est la représentation d’un paysage pour lui-même, en général de taille réduite.
1934 Jules Marillac L’église de La Trinité
D’origine colombienne, Jules Marillac s’est installé en Martinique où il est mort et enterré
Non daté Hector Charpentier Père Gommiers
1945 Knight ( Barbade) – épouse de Jacob Lawrence
1967 Marcel Mystille Le Cap Macré
Non daté Catherine Théodose
2018 Chapman Andrews
Ce sont des représentations réalistes de paysages de Martinique et de la Caraïbe, plus stylisées chez Théodose, Knight et Chapman- Andrews
Puis on note une évolution vers le grand format pour des œuvres où le paysage est un prétexte et véhicule une idée forte, soit la déconstruction des clichés exotiques soit le mode migratoire des caribéens.
2001- 2002 Peter Doig
D’origine écossaise, Peter Doig a gransi à Trinidad où il vit encore une grande partie de l’année.Entre le réel et l’imaginaire, l’inquiétant et l’onirique, Doig peint de mémoire ou d’après des photos et de vieilles cartes postales mais il transforme ces images pour évoquer un climat, une expérience, un sentiment d’« être présent ». « Grande Rivière » est son premier tableau réalisé à Trinidad où l’artiste a vécu. Dans cette luxuriante scène tropicale se discernent des allusions à la peinture canadienne de paysages dont l’influence marque l’ensemble de sa carrière. Le coloris non naturels, le feuillage dense et l’absence de toute figure humaine ajoutent à la noirceur du paysage légèrement inquiétant, car Doig cherche à dépasser le cliché romantique du cheval errant et de la plage au clair de lune.
2014 Joiri Minaya est une artiste multidisciplinaire américano-dominicaine dont les travaux récents portent sur la déstabilisation des représentations historiques et contemporaines d’une identité tropicale imaginée. Dans Siboney, elle peint une fresque inspirée par les motifs d’un tissu exotique créé dans les années quarante pour le papier peint d’un hôtel de luxe américain puis efface sa peinture avec son propre corps
2016 Lilian Garcia Riog
Très grande toile morcelée qui submerge le regardeur. En créant l’illusion de paysage reconnaissable, elle attire le spectateur dans ce qui est d’abord perçu à distance comme un espace impénétrable. De près, cependant, les images se décomposent et on perçoit des marques de peinture gestuelle, des zones occasionnelles de toile brute ..les racines de banians sont une métaphore pour la manière caribéenne d’émigrer et de créer un nouvel enracinement.
2019 Hulda Guzman
Hulda Guzmán matérialise un “territoire” magique, écologique, encore indemne. Sa peinture concilie esthétique, émotion et mystère (la pyramide). Eau, exubérance végétale, présence animale, et donc une forme d’intensité. Mais l’insertion d’abstractions lyriques sur la partie supérieur droite du tableau menace déjà l’ordre idyllique de la fête dans la jungle…
Ces derniers paysages semblent parfois faire référence à la Jungle de Wifredo Lam comme chez l’artiste cubaine Lilian Garcia Riog, une surface impénétrable, dense, mystérieuse, riche d’une vie secrète. Cette même idée de nature mystérieuse animée d’une vie magique est présente chez Peter Doig et Hulda Guzman
2018-2019 Philippe Thomarel s’interroge: comment faire pour « traduire » en peinture, l’idée d’un paysage caribéen dont on est séparé par des milliers de Kms ? Ce qui est important, c’est son sentiment de mélancolie, l’influence de l’espace et du temps sur sa manière de fabriquer un tableau.
C’est un paysage mental, un paysage réinventé comme perdu dans le brouillard, le crépuscule ou le lointain, habités de cieux plombés d’où émergent des structures métalliques ou quelquefois une végétation fantomatique. Le registre chromatique est restreint avec la prévalence du noir et du blanc, et donc du gris résultant de leur mélange, contribue à teinter ses créations d’une pointe d’onirisme et de désenchantement. Il utilise le plus souvent des émulsions de peinture à l’huile ou de laque.
Il développe également une série en couleurs Réflexion sur le paysage antillais. Son émotion tient une grande place au point qu’il il renonce parfois à achever le tableau
On se souvient de l’importance du paysage, qui d’après Edouard Glissant, fonde la nature la plus intime de l’être :
« Le rapport à la terre, rapport d’autant plus menacé que la terre de la communauté est aliénée, devient tellement fondamental du discours, que le paysage dans l’œuvre cesse d’être décor ou confident pour s’inscrire comme constituant de l’être. Décrire le paysage ne suffira pas. L’individu, la communauté, le pays sont indissociables dans l’épisode constitutive de leur histoire. Le paysage est un personnage de cette histoire. Il faut le comprendre dans ses profondeurs. » EG
Le paysage est un personnage – clé de l’histoire des Antilles. Il est témoin de l’histoire. « Notre paysage est son propre monument »
Il souligne la démesure et violence du paysage caribéen : « Mon paysage est emportement »… Il évoque aussi l’enlacement des verts sombres que les routes n’entament pas encore… des forêts qui sans arrêt foisonnent »
Dans les œuvres de Garcia Riog, Minaya, Guzman, Fabien, Severino, la signification profonde du paysage reste à décrypter. Il offre une matrice opaque et intimidante à l’opposé du jardin d’Eden.
Les œuvres de fabien et Severino appartiennent à la seconde catégorie. Ce sont de grands formats et ils véhiculent une idée qui dépasse la simple représentation du paysage
En quoi les œuvres de J Fabien et Luz Severino se démarquent – elles des paysages qui les ont précédés ? En quoi renouvellent – elles le genre pictural du paysage ?
LE PAYSAGE ET L’HISTOIRE DE L’ART
Pour mieux le percevoir et pour mieux démontrer la diversité de styles au sein du genre pictural du paysage, voilà un bref rappel historique de la peinture de paysage.
Sans remonter à la représentation du paysage chez les romains ou les égyptiens, on peut dire qu’initialement le paysage est tout d’abord le cadre ou le décor d’une scène le plus souvent religieuse.
L’histoire de l’art occidental considère que la peinture de paysage est apparue vers 1420 en Flandre, avec le système de la veduta, fenêtre intérieure au tableau qui cernait une part d’environnement et l’isolait de la scène religieuse du premier plan.
1435 Van Eyck, La Vierge au Chancelier Rolin, place une scène religieuse dans un somptueux paysage, visible en arrière plan, à travers trois arcades
On commence à parler de peinture de paysage lorsque le site figuré occupe une place prépondérante dans l’espace du tableau et constitue le sujet principal de l’œuvre, et non pas simplement son cadre ou son décor.
1481 Domenico Ghirlandaio. L’appel des premiers apôtres (1481)
Le paysage est panoramique et grandiose. Une perspective spectaculaire aérienne donne de la profondeur à l’ensemble du paysage. On peut considérer ce paysage comme une préfiguration du paysage-monde qui se développera dès le début du 16e siècle. » Le paysage monde des flamands :
Ce concept désigne les peintures de paysages où se déroule une scène religieuse presque anecdotique dans une étendue gigantesque et panoramique.
1489 Albrecht Dürer L’Église Saint Jean à Nuremberg
C’est une étude à l’aquarelle. Dürer fixe ce qu’il voit et s’en servira par la suite dans ses peintures officielles. Le genre du paysage n’existe encore pas mais c’est le premier peintre à avoir effectué cette démarche.
Au XVIème siècle, le paysage devient un sujet pictural à part entière et occupe l’essentiel de la surface de la toile.
1505 Giorgione. La tempête (v. 1505).
Le paysage descriptif flamand :
1660 -1661 Vermeer, La Vue de Delft
Un ciel radieux, en partie nuageux, au petit matin. Sous cette étendue de nuages et de ciel bleu, se détache la silhouette nette de la ville de Delft.
Dans cette célèbre peinture, un rayon de soleil vient frapper les toits des maisons le long du canal de Lange Geer et de la tour de la nouvelle église sur la partie droite de la toile. Le contraste entre les parties très éclairées des maisons et de la tour, et leurs alentours qui demeurent dans l’ombre, crée un effet de profondeur. La vibrante luminosité de cette peinture a fasciné de nombreuses générations d’admirateurs, du XVIIe siècle à nos jours.
Le paysage galant :
1717 Antoine Watteau. Pèlerinage à l’Île de Cythère
La nature est le cadre de fêtes caractéristiques de l’insouciance et de la douceur de vivre des années Régence libérées de l’austérité et de la rigueur morale de la fin du règne de Louis XIV. Par l’importance donnée à la nature, par la richesse de sa palette , par ses figures élégantes qui se meuvent entre rêve et réalité, par le choix du thème de l’amour, Watteau crée des scènes gracieuses Dans un vaste paysage, des couples forment une guirlande entre la statue de Vénus qui émerge des bosquets sur la droite , et l’embarcation de la déesse à l’opposé Les roses qui s’enroulent autour de la statue et les petits amours qui s’envolent dans le ciel bleuté sont traditionnellement associés à Vénus. Les attitudes expressives des couples évoquent les différentes étapes du sentiment amoureux.
Le paysage romantique :
Le XIXème marque une rupture avec les habitudes des siècles précédents. Les Romantiques font des paysages de véritables scènes expressives où les émotions traversent les personnages et un paysage le plus souvent grandiose.
1818 Caspar David Friedrich. Voyageur contemplant une mer de nuages Personnage vu de dos minuscule face au spectacle grandiose de la nature.
Le paysage réaliste :
1828 Constable, le champ de blé
Ce n’est pas un paysage idéalisé mais l’artiste se rapproche le plus possible de la réalité. L’artiste compose son tableau dans l’atelier à partir de croquis et d’études faits sur le site. Le ciel joue un rôle primordial. Le tableau parvient à restituer l’ambiance de clair-obscur de la campagne anglaise avec un ciel ennuagé très profond et des effets d’ombre (au premier plan) et de lumière (sur le champ de blé).
Le paysage impressionniste :
Lorsque la photographie se développe, à la fin du 19e siècle, l’objectif de réalité que s’assignait le peintre ne présente plus grand intérêt. La représentation de la nature évolue
1872 Claude Monet Impression soleil levant
Le soleil est le point central de la composition. Avec ses teintes chaudes et sa netteté, il se détache au milieu de l’atmosphère froide et brumeuse du port, symbole de la révolution industrielle. La touche rapide de Monet donne un aspect non-fini à la toile, par exemple les petites barques à peine esquissées. Dans le bas de la toile, sur l’eau, Monet va jusqu’à apposer de longues touches contrastées, pour représenter les mouvements de l’eau et ses reflets.
Le paysage pointilliste :
1884-1886 Seurat, Un dimanche après midi à l’île de la grande jatte
Sous l’impulsion de Georges Seurat (1853-1891), une technique particulière va voir le jour dans les années 1880. Seurat admirait les impressionnistes, mais ayant pris connaissance d’un certain nombre de travaux scientifiques sur la perception des couleurs, il élabore une véritable théorie picturale. Il s’agit de peindre en juxtaposant de très petites touches, voire même des points. A distance, seule l’harmonie de l’ensemble ressortira. Une autre contrainte concerne le choix de couleurs : seules les couleurs primaires (jaune, rouge, bleu) et secondaires (mélange de deux couleurs primaires : vert = bleu + jaune, orange = rouge + jaune, violet = rouge + bleu) sont autorisées. Pour le reste, le mélange des couleurs est optique : le spectateur, à distance, ne perçoit plus que les nuances ou les contrastes sans distinguer la couleur de chaque touche. Seurat appela sa technique le divisionnisme, mais le critique d’art Félix Fénéon (1861-1944) va ensuite utiliser le mot pointillisme . C’est ce terme qui a prévalu
1887 Gauguin, Végétation tropicale
Vous le savez Gauguin passe quelques mois à la Martinique à proximité du Carbet. Il en ramène une douzaine de toiles dont Végétation tropicale. D’un chemin de crête qui relie le Carbet à Saint-Pierre, il réalise ce paysage. On note la Blancheur nuageuse du ciel en contraste avec la petite portion de mer bleu intense que l’on aperçoit entre les bosquets à peine modelés. Deux branches parallèles de papayer s’élance vers le ciel. La terre est orange et parme. Au tout premier plan, on perçoit quelques touches même si cette période picturale est marquée par le dépassement de la technique impressionniste. Il stylise les formes et ses couleurs sont profondes
1889 Van Gogh, Nuit étoilée,
Les touches de peinture structurent le paysage Le ciel occupe la majorité du tableau et est composé de volutes et de tourbillons rappelant des nébuleuses . Les étoiles et la lune sont entourés par des touches de peinture créant ainsi un halo. La Lune est visible en haut à droite. La partie centrale du tableau représente le village de Saint-Rémy-de-Provence vu depuis la chambre de Van Gogh dans l’asile du monastère Saint-Paul-de-Mausole.
1904-1906 Paul Cézanne, La montagne Sainte Victoire,
Les peintres au XIXème siècle sortent de leur atelier pour peindre le paysage tel qu’ils le voient ou le ressentent. L’apparition des tubes de peinture leur donne cette liberté.“Tout dans la nature se modèle sur la sphère, le cône et le cylindre, il faut apprendre à peindre sur ces figures simples, on pourra ensuite faire tout ce qu’on voudra.” disait Cézanne. Ce choix de composition montre l’importance de cette montagne pour l’artiste. Elle parait gigantesque, dominante et puissante. Expression de l’artiste face à la nature, Cézanne peint son ressenti et son émotion
Le paysage cubiste :
1908 Georges Braque. Maisons à l’Estaque
Le cubisme modifie radicalement la représentation des paysages : ils sont représentés avec une fragmentation et des zones sombres pour figurer le volume.
Les formes géométriques prédominent dans chaque élément de la toile : les arbres qui forment des triangles avec les branches croisées, les maisons en succession de prismes. La palette de couleur de Braque dans cette œuvre est essentiellement réduite aux couleurs jaune, orangé, vert et brun. L’artiste a encore épuré, simplifié sa peinture
Le paysage surréaliste :
1940 Max Ernst, Paysage avec lac et chimères
Ce qui compte pour les surréalistes, ce n’est plus la représentation de la réalité mais le modèle intérieur. La peinture naît d’une représentation mentale s’appuyant sur l’imagination. Elle doit rendre visible ce qui échappait à la vision objective. On connaît les oscillations (assimilables au dripping américain : l’artiste agite au dessus de sa toile une boîte de conserve trouée pleine de peinture et les frottages (appliquait une feuille de papier sur de la matière (une planche de bois, par exemple) et la frottait avec de la mine de plomb, révélant les reliefs du support )de Max Ernst. Ici, l ‘artiste a utilisé un procédé de décalcomanie : il applique de la peinture sur une feuille et la colle sur sa toile, puis la retire. Les nervures laissées par la matière peinte sur le tableau ressemblent à celles des végétaux ou prennent l’aspect de rochers
1998 David Hockney, Garrowby Hill Huile sur toile, 152,3 × 193 cm, Museum of Fine Arts, Boston.
Le point de vue élevé peut donner au spectateur l’impression qu’il peut s’élancer, voler au-dessus de la plaine. Comme dans tous les paysages du Yorkshire peints par Hockney, l’air est ici d’une pureté cristalline. Aucun nuage, pas la plus légère brume ne gênent l’oeil du spectateur. Chaque parcelle est représentée selon une perspective qui lui est propre, généralement inversée par rapport à celle du champ voisin.
1990 Nils Udo Alpinias
Avec le développement du Land Art, on assiste à une véritable révolution du genre du paysage. Les artistes, plutôt que de le peindre, interviennent dans le paysage : Le Land art utilise la nature et les éléments naturels pour la confection de leurs oeuvres. L’explosion du Land art rend –il le genre pictural du paysage désuet ?
LE PAYSAGE ET LA PEINTURE ABORIGENE
On peut aussi évoquer les œuvres des aborigènes d’Australie :
Une forme artistique très ancienne et ancrée dans le sacré. L’art aborigène est d’autant plus complexe qu’une multitude de sens rend sa lecture difficile. Ces représentations picturales évoquent les épisodes du Temps du Rêve, époque mythique où les Ancêtres façonnèrent le paysage et créèrent la vie en traversant l’Australie. Elles représentent des légendes sacrées de leurs peuples . Dès le départ, ces artistes ont employé un style pointilliste.
« La plupart des motifs sont tracés au moyen de lignes de pointillés (dots en anglais) sur un fond plus sombre, lui aussi constitué de pointillés qui laissent voir, par transparence, un à-plat opaque. Avec les points, les artistes tracent des lignes ou des contours. Les points ne se mélangent jamais, mais se suivent serrés. Le pointillisme permet de saturer l’espace et de récréer et d’incarner les paysages, la géologie et la végétation. L’artiste alterne différentes couleurs pour renforcer sa ligne, sans les mélanger. Impression de vibration, de profondeur et d’énergie.
Le dot painting a une double fonction : esthétique et rituelle.
On retrouve un principe similaire chez Ricardo Ozier Lafontaine qui dessine un paysage mental : Topographies de dedans vu du dehors, Topographies du dehors vu du dedans.
POURQUOI NE PAS PEINDRE LE TRAGIQUE ?
Pourquoi ne pas peindre le tragique ? demande Jacqueline Fabien dans son dyptique
Le paysage n’en est pas l’élément principal de l’œuvre bien qu’il occupe la majeure partie de l’espace. Le point important, c’est la question posée et écrite. Ces deux tableaux proposent une réflexion sur le tragique et sa représentation
La figuration n’est pas non plus la caractéristique fondamentale de ces tableaux.
Dans la première version , il n’y a pas de cohérence de style entre les parties : la mer et le ciel sont minimalistes, la zone bâtie est expressionniste, le personnage est réaliste mais la bulle avec question relève du domaine de la Bande dessinée . Ces modes d’expression différents tentent de répondre à une question sous-entendue « Comment peindre le tragique ? ». C’est donc une utilisation de la figuration au second degré. C’est en cela que cette peinture est contemporaine;
Dans la seconde version, l’incohérence de styles s’affirme encore plus puisque la partie mer ciel n’est plus du tout dans l’ordonnance d’un paysage (la ligne d’horizon a disparu) , les éléments sont autonomes, deviennent des formes abstraites. Des formes surréalistes interviennent : les ailes, la rivière/ corps de femme. Une tache de couleur bleue à droite sur le bord du tableau n’a aucun rôle assigné dans ce théâtre, si ce n’est un désir de cette couleur là précisément et dans l’histoire qui entraîne l’artiste c’est « le ciel qui pleure ».
Le tragique évoqué n’est pas que celui de ce lieu désolé mais ce paysage est une métaphore du tragique. D’ailleurs dans la version 2 cette couleur rose envahissante démontre bien qu’il ne s’agit pas seulement du tragique d’un morceau de paysage, c’est la couleur de la chair, vulnérable, blessée, précise l’artiste.
Les bois flottés témoignent de la réalité de ce moment, ce sont des prélèvements sur les lieux
Luz Severino ne s’inscrit pas du tout dans le tragique. Ce qui compte pour elle ce n’est pas le paysage en soi. Mais l’approche contemporaine à travers l’hybridité des techniques : peinture, gravure au cutter, impressions au pochoir, couture, broderie, ajout de tissus et de tiges métallique. Le paysage sert de support à une alerte écologique, la nécessité de préserver la nature détruite par l’homme mais dotée cependant de capacités de résilience.
La phrase « Pourquoi ne pas peindre le tragique, » livre un nouveau champ d’analyse : l’écriture dans la peinture mais impossible de suivre toutes les pistes ans un temps raisonnable. Donc la question Pourquoi ne pas peindre le tragique ? va rester le centre du sujet.
TRAGIQUE ET LITTERATURE
Le registre tragique est caractéristique de la tragédie classique et du théâtre du XVIIe siècle. On peut également trouver du tragique dans certains romans (par exemple chez Malraux, Camus) ou dans un film (Lumumba de Raoul Peck). Un texte tragique émeut le lecteur car il présente des situations sans issue : les personnages, tourmentés par des forces qui le dépassent, ne peuvent éviter un dénouement malheureux (la mort ou la folie). C’est un registre qui inspire l’effroi (devant la puissance du destin) et la pitié.
Le registre tragique montre l’homme face à une situation insurmontable, désespérée impliquant des forces qui le dépassent. Le contexte du tragique est celui d’un sentiment d’impuissance des hommes face à un destin inexorable et douloureux.
TRAGIQUE ET PEINTURE
Peut – on exprimer le tragique en peinture ?
Il naît de l’évocation d’une situation :
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La mort
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La déchéance du corps
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La guerre et ses conséquences
Quelques exemples en images : en quoi sont elles tragiques ?
Chez Delacroix par exemple, le sentiment du tragique naît du cadrage serré et des couleurs sombres, l’attitude des personnages groupés formant une masse compacte. Une pieta est une peinture ou ne sculpture représentant la Vierge avec le corps du Christ mort sur ses genoux (Michel-Ange)
Jenny Saville, Blue Pieta, 2018 (Huile sur toile – 250,19 270,51 x 5,08 cm) En arrière fond : ville détruite par la guerre, au premier plan, un ersonnage central porte deux enfants morts. La tonalité chromatique de l’ensemble est un gris bleuté
Guernica de Picasso : Cette œuvre a été peinte en réaction au bombardement de la ville basque Guernica, par l’aviation allemande au service des franquistes. La toile exprime toute l’horreur et la colère ressenties par Picasso à la suite du bombardement de Guernica. . Sa grande taille (3m51 X 7m82 cm )fait que le spectateur est immergé dans la toile, accentuant l’émotion et son implication.
On note la fragmentation, voire la géométrisation de la toile et sa Composition pyramidale. L’attitude des personnages montre un paroxysme de la souffrance : La mère tenant un enfant mort dans ses bras évoque une piéta, le cheval blessé, le soldat agonisant . tous hurlent bouches ouvertes,
On note la prévalence du noir, du blanc et des gris
Yan Pei-Ming, Quartier chinois, Saigon 2004 huile sur toile, 130 x 200cm
Le plan très serré se concentre uniquement la scène représentée, en l’absence de tout décor. De larges touches expressionnistes et les tonalités de gris concourent au sentiment de tragique.
TRAGIQUE ET PHOTOGRAPHIE
On peut aussi retrouver le tragique dans la photographie, par exemple dans une photo célèbre de Nick Ut, couronnée par le prix Pulitzer. Le 8 juin 1972, Trang Bang, Sud-Vietnam. Kim Phuc a 9 ans quand un avion sud-vietnamien largue sur son village des bombes au napalm. Nick Ut a 19 ans et vient de remplacer son frère, reporter de guerre, tué dans l’exercice de sa profession. Après la prise de vue, il s’arrête et tente de réconforter la petite fille gravement brulée, dont le pronostic vital sera longtemps engagé. Néanmoins , elle a survécu et iles sont restés en contact.
Une autre photo, captée par 1993, par le photographe sud-africain Kevin Carter dans le village d’Ayod, dans le sud du Soudan (l’actuel Soudan du Sud), couronnée également par le Prix Pulitzer exprime le tragique. On y voit un enfant soudanais famélique, affreusement affaibli, qui ne parvient même plus à se déplacer. Derrière lui, un vautour semble guetter le moment où il pourra se jeter sur sa proie, prostrée et trop frêle pour se défendre. Après la prise de vue, le photographe décide de chasser l’animal avant de s’éloigner de la scène. L’enfant a pu regagner le centre de secours mais on ne sait pas s’il a survécu. Le prix Pulitzer, extrêmement prestigieux, symbole de la reconnaissance de la profession pour son travail, s’accompagnera d’une pluie de critiques acerbes. Toute une partie du public et de la presse américaine reprochera au photographe un prétendu manque d’éthique. Quelques mois après avoir reçu son prix Pulitzer, Kevin Carter se suicide.
Cette photo et cette histoire vont inspirer Alfredo Jaar une approche différente de la photographie et de la représentation du tragique. L’installation intitulée Sound of Silence s’appuie sur la photo mythique de Kevin Carter. Le public entre dans une caisse noire où défile en silence sur un écran un texte racontant la vie de ce photographe sud-africain. Des flashs violents viennent subitement interrompre l’obscurité silencieuse pour révéler la photo de cet enfant soudanais affamé, guetté par un vautour.
C’est une autre façon de suggérer le tragique, à l’opposé des clichés sensationnels. Pour son œuvre The Eyes Of Gutete, Alfredo Jaar a souhaité immortaliser les yeux, témoins de la barbarie humaine. Un regard, celui de Gutete Emerita, fixé sur une diapositive, est reproduit un million de fois comme le million de Rwandais morts pendant ces cent jours de génocide. Des diapositives, des regards, entassés sur une table lumineuse comme étaient entassés les corps des rwandais. Ces regards, ce sont non seulement les yeux de Gutete Emerita qui a vu ses proches se faire assassiner, mais les yeux de tous les rwandais qui ont été témoins de ces massacres, mais également les yeux fermés de la communauté internationale, et les millions d’yeux qui se sont clos pendant ce génocide. Ces yeux, qui en disent finalement peut-être plus que n’importe quelle photographie de charnier, suggèrent toute la violence et l’horreur du massacre d’un peuple.
Alfredo Jaar questionne ainsi le côté voyeur du spectateur en remplaçant l’image par sa seule légende dans l’installation Real Pictures 1995 – 2007. Dans une installation d’aspect minimaliste, on découvre des boîtes entassées, sur leur couvercle est inscrite la description de chaque photo, mais celles-ci demeurent invisibles. Il questionne l’illusion de la documentation visuelle, la nécessité du commentaire et surtout la légitimité des images et des informations retenues pour faire la une de l’actualité.
PAYSAGE CELESTE, NARRATION DISCONTINUE
Après cette réflexion sur le tragique en peinture et en photographie, l’œuvre d’Ernest Breleur nous ramène au thème du paysage.
Avec Paysage céleste de Breleur, nous avons une autre approche plastique du paysage. C’est l’une des dernières séries de Breleur, une synthèse de toutes ses recherches antérieures.
Il y re- précise son positionnement métaphysique : la question de la vie la mort ( questionnement présent dans toutes ses séries )
Mais aussi son positionnement plastique, sa liberté de création, notamment à travers deux problématiques.
C’est un paysage imaginaire, une quête d’espace et de merveilleux. Sur le plan plastique sur la composition de l’œuvre et la question du corps dans l’espace. Il échappe aux règles classiques de la composition ( le haut, le bas )et franchit la notion de cadre, limites traditionnelles du tableau.
Dans le contexte caribéen, l’originalité d’Ernest Breleur dans cette nouvelle série Paysages célestes, c’est de privilégier la fonction poétique de l’objet et de l’inscrire dans le champ de la légèreté, du ludique, de l’onirique. Ernest Breleur conquiert avec cette série une immense liberté de création et offre au spectateur, dans le même temps, une indépendance d’interprétation toute duchampienne tout en explorant différents questionnements plastiques. Celui du cadre, déjà présent dans la série précédente, Le vivant passage par le féminin. Pour Ernest Breleur, comme pour Edouard Glissant « Il n’y a de frontière que pour cette plénitude enfin de l’outrepasser ». Le plasticien inscrit sa démarche dans la crise du cadre de l’art contemporain et explore d’autres voies, redéfinit l’espace de l’œuvre en lui inventant de nouvelles frontières dans une constante prise de risques.
Il aborde également la problématique de l’objet. Comment détourner ces produits de la société de consommation sans grande valeur, jouets en plastiques, fleurs artificielles, colifichets féminins bon marché, les sortir de leur contexte, les reconfigurer, leur conférer une autre signification
A l’opposé des artistes caribéens qui utilisent aussi les petits objets kitsch de la production de masse, comme Ebony G. Patterson, Hewe Locke, Pepon Osorio, Ernest Breleur ne recherche ni l’accumulation, ni la saturation, ni la revendication sociale. C’est plutôt une quête d’espace, de transparence, de merveilleux.
Pour en savoir davantage sur l’objet comme matériau plastique
https://aica-sc.net/2018/03/09/lobjet-comme-materiau-plastique/
DOMINIQUE BREBION
(quelques notes de commentaire des images )