Ce qui se passe alors, c'est que je constate encore et encore l'agitation qui m'envahit. Il se peut même que la pleine conscience rende plus vive la conscience de mon agitation physique et mentale. Face à ces prises de conscience répétées, le découragement guette. Que faire ? De toutes façons, il est impossible de maîtriser le corps et l'esprit, c'est-à-dire le mouvement. Quoi que je fasse, il y aura toujours du mouvement, et du mouvement qui m'échappe.
L'expérience du mouvement est la grande épreuve de la vie intérieure. Celle-ci commence que je fais l'expérience du silence, de l'immobilité. Je découvre alors un espace sans bavardage, sans mouvement. C'est comme arriver au-dessus des nuages. Mais souvent, la vie intérieure meurt quand le mouvement réapparaît. Quand je parle de "mouvement" ici, il s'agit du mouvement impliqué par une vie normale : la vitesse, le bruit, plusieurs choses à faire en même temps, les tensions de la vie en commun, et non pas seulement les paisibles mouvements de la nature.
Il y a alors plusieurs possibilités :
- Je peux m'efforcer de conserver une certitude ("il y a autre chose ; le soleil brille au-dessus des nuages ; là-haut, c'est la paix, je l'ai vu"), comme un souvenir. C'est l'approche des traditions non-dualistes comme le Vedânta, mais aussi de certaines philosophies. L'avantage est que cette certitude n'est pas atteinte par l'agitation. L'inconvénient est que cela n'est pas toujours ressenti et qu'une certitude peut s'effondrer. Et que faire quand je suis intellectuellement confus ou trop fatigué pour penser ?- Je peux m'efforcer de conserver une paix, une immobilité, en dépit du mouvement. C'est la voie de la plupart des techniques de méditation : observation neutre des mouvements, censée déboucher sur une sorte de retour à l'immobilité. L'avantage de cette approche est sa simplicité. L'inconvénient est que cela nourrit une certaine inquiétude, paradoxalement : je dois constamment vérifier l'immobilité, pratiquer pour atteindre l'immobilité, apaiser la tempête énergético-mentale. Voilà pourquoi, si je suis agité, cette méditation de conscience neutre peut exacerber l'agitation.
- Je peux plonger dans le ressenti viscéral, la vibration intérieure. C'est l'approche mystique, moins connue. L'avantage est que je ne dépends plus du calme physique ou mental, comme dans le cas de la certitude, mais sans dépendre de mon acuité intellectuelle. De plus, je n'ai pas à lutter contre le mouvement. Pourquoi ? Parce que le ressenti viscéral se situe à la racine même de tout mouvement, physique ou mental. Et contrairement à l'approche méditative classique du "laisser les mouvements aller et venir", elle ne dépend pas de mon état de lucidité ni de mon pouvoir d'attention. C'est plutôt un geste de laisser-aller. Une sorte de plongée intime vers l'intérieur, vers le centre de soi. Et comme ce centre est la source de toutes les émotions, qui sont des mouvements bien sur, l'agitation est traitée, mais pas directement ni par observation directe.
Comme le conseille Madame Guyon, "ne pas s'efforce plus que de raison de ramener le sens à son devoir", c'est-à-dire l'agitation vers le silence, "parce que cet effort qu'elle fera pour l'apaiser et l'attirer à son goût ne lui peut être que préjudiciable en tel état pour plusieurs raisons : premièrement, parce qu'il est inutile, le sens n'obéissant pas à la raison [=j'ai beaucoup connaître les bienfaits de la méditation, l'agitation continue]. Secondement, voyant ses efforts inutiles, elle aura de l'inquiétude , croyant que la furie de cette partie inférieure est un empêchement pour jouir de son doux repos, et que ce désarroi est un grand mal ; et cette inquiétude est très contraire à cette oraison de repos, et la tristesse à son goût [=l'effort d'attention ajoute parfois une couche de tension supplémentaire et enclenche un cercle vicieux]. La troisième raison est que, travaillant son esprit pour apaiser les révoltes de la partie inférieure, la volonté embrasse plus d'affaires qu'elle n'en peut digérer [= on ne peut plus rien faire d'autre, la paix disparaît et l'agitation revient dès que l'on doit réaliser des tâches complexes]... La quatrième est que le pénible et inutile travail que prend l'âme d'apaiser le sens troublé, lui fait perdre le goût de son repose savoureux." Autrement dit, il n'y a plus de plaisir. L'âme est déchirée entre le mental et le coeur : "L'entendement [=le mental] a honte de voir qu'il n'entend pas ce que l'âme veut [parce qu'il est pris par d'autres tâches], et ainsi il va de part à autre comme étourdi et tout étonné, car il ne s'assied et ne se repose en aucune chose." Autrement dit, le problème de l'approche l'attention est qu'elle se situe au plan mental : la paix mentale est sa condition, elle en dépend. Tandis que l'approche par le ressenti viscéral ou, disons, le coeur, ne se situe pas au plan mental. Le coeur se tient en lui-même, sans se soucier de rien d'autre, que le mental soit agité ou non. Il n'y a pas conflit. Bien sûr, je peux être distrait de cette plongée au centre de Moi, dans le coeur. Mais ça n'est pas comme de la distraction mentale. C'est plutôt comme un changement affectif, comme si j'arrêtais d'aimer. Et du coup, ça n'est pas du tout la même pratique. En tous les cas, cela ne dépend pas de l'agitation mentale et physique. Il peut y avoir une résistance, mais ça n'est pas un problème d'agitation, plutôt de lâcher-prise.
Je ne suis sans doute pas clair. Disons simplement qu'à mon avis, la plongée dans le coeur est une pratique... plus pratique. Elle dépend moins de l'attention, du mental. Parce que le gros problème de ces approches cognitives, à mon sens, c'est qu'elles prétendent vous libérer du bavardage, à condition d'être déjà bien calmés. Assez, du moins, pour pratiquer. Alors que l'approche du coeur ne dépend pas de ces conditions. Et donc le mouvement est intégré.
Ca n'est pas très clair, mais j'espère que vous avez l'intuition de ce dont je parle.