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(Note de lecture), Philippe Vigny, L'Apocryphe de Sainte-Scolasse, par Isabelle Sancy

Par Florence Trocmé

« Les résultats de l'IRM de l'Histoire sont indiscutables :
seul le lyrisme est l'antidote au poison marchand »
, me glisses-tu innocemment à l'oreille.
Philippe Vigny, L'Apocryphe de Sainte-Scolasse
De par sa nature, le poète lyrique est un être bisexué,
capable de se diviser à l'infini au nom d'un dialogue intérieur.
Ossip Mandelstam, De la poésie

LApocryphe-de-Sainte-Scolasse
La poésie a-t-elle partie liée avec le réchauffement climatique et la survie de l’espèce humaine ? Oui, car rien n’est jamais étranger au poète. Sauf que lorsque plus de 2,5 quintillions de bytes de données numériques sont émises chaque jour (et le reste à l’avenant), à des vitesses dans le sillage desquelles nous sommes, pour les plus anciens, sommés de nous adapter, pour les autres déjà en voie d’adaptation, tandis que de l’autre main certains cherchent encore à boire à manger et/ou à se protéger de ce que nous peinons pourtant à imaginer, le poète qui participe de l’aventure humaine, ce poète prend acte de tout cela et persiste à écrire, ô lenteur, ô silence... — le poète a toujours le choix des armes — et il trouve lecteur, ou pas. La foule et les siècles, mais ces derniers, nous en restera-t-il, reconnaissant les poètes parmi les siens.
Oh cette singularité humaine, l’Art, pourvu qu’elle se poursuive…
Vous êtes plutôt vers libre ou alexandrin ?
Ceci posé sur la table des querelles byzantines, quelque part entre le zéro et l’infini, de la servitude volontaire, l’insoutenable légèreté de l’être et la divine comédie, que faire ? Je propose à votre attention la poésie de Philippe Vigny. Il trouvera peut-être en vous le lecteur avec qui garder la mémoire du monde et en ces temps, inlassablement, le refonder :
Mes lèvres remuent, j'au vent disperse mes enluminations. Saisis-les, lecteur, grimpe, fais balancier de tes bras, ne me quitte pas des yeux, rejoins-moi : ici tout est vrai. (1)

Là, une fièvre joueuse pourrait bien s'emparer de vous en lisant L’Apocryphe de Sainte-Scolasse car des jeux de l’esprit habitent tout le livre. Ce jeu incessant, vraiment jubilatoire, commence dès la première partie intitulée Chiromancie, en appelant à Gérard de Nerval auparavant cité, au souvenir de sa nouvelle La main enchantée ; en ayant aussi en tête, de Nerval ces quelques mots : « je suis l’autre », et Philippe Vigny d’écrire
Main gauche main droite, mon ombre le matin tant espérait celle du soir. Mais jamais elles ne purent s’effleurer : je ne pus être que moitié de moi rêvant l’autre. (2)

On peut alors ici enrichir sa lecture de la conviction de Paul Celan que « seules des mains vraies écrivent de vrais poèmes » (3), ensuite cueillir de son oreille musicale le mot « paume » qui reviendra et reviendra encore dans tout le livre de Philippe Vigny, jusqu’à ce que brille peut-être à la vôtre l’éclat du mot « poème » dans la paume :
tout entier plongé dans une chute et soudain pendant un instant comme figé dans l’ambre que tiédissent les paumes de Novalis… (4)

Ces jeux de cache-cache textuels avec les « poètes anciens » les ramènent à notre esprit… Ils activent la mémoire… Ils intriguent… Ils installent dans l’oreille… On joue et c’est tellement bon de jouer avec les mots. Ainsi ceux des grands textes de l’humanité, qui nous appartiennent si bien, parole de poète, qu’ils font signe par-delà le temps et l’espace ; il n’est que de jouer, et c’est ce que fait Philippe Vigny jusqu’à les faire devenir siens dans sa langue par
retour au texte, s’en tenir à l’étincellement de la phrase s’élégamment glissant dans la forêt obscure – la voie n’est pas droite, et la phrase épousera l’itinéraire  (5)
d’autres fois pour y puiser la fraternelle consolation qui permet alors de dépasser la difficulté d'écrire en la vivifiant avec des éclats d'antan, « cette fête d'admirables rythmes » (6) :
Tant de livres n'ai-je pas écrits, tant de mots ne m'ont pas choisi, tant n'ai pu que de peu me saisir. Tant songe sans être dit ne dure, tant lente fut langue à m'un peu désirer. Tant glisse lente ma mémoire. (7)
On le pressent dans le choix de ces quelques extraits, L’Apocryphe de Sainte-Scolasse, cet exercice d’admiration des « poètes anciens », salués grâce à une connaissance aiguë de leurs œuvres, tutoyés à la vie à la mort comme dans tout Grand Jeu, ces « phrères » que sont Orphée, Perros, Pouchkine, Akhmatova, Baudelaire, Virgile, Mandelstam, Walser, Alfred de Vigny et d’autres encore (Flaubert, Giorgione, Scriabine, tout aussi bien), cet ouvrage de Philippe Vigny est aussi et surtout l’évidente exploration  minutieuse d’un fleuve qui est : la langue. C’est même une déclaration d'amour à la langue, pour elle-même comme il se doit en matière amoureuse (« érotique grammaire » (8), « joie au milieu des épithètes » (9) et « s’elle-même célébrant, tout en tant désirant le monde » (10) c’est une déclaration d’amour au monde et au langage poétique qu’il questionne (« est-ce un métier ? Quelle bizarre configuration neuronale m’y astreint ? » (11), ainsi que le passionnant suivi de son propre travail poétique :
dès qu’assis à ma table d’heures
je démêle l’amont de l’aval
l’adret de l’ubac
& change des fleuves le sens
(12)

où l’on n’oublie même pas de rire, tant l’ironie est une lumière, y compris pour soi-même
se perdra ma trace dans les allées Bodoni où tant l’ombre attendis & mon tour passais car nulle autre tâche ne m’incombais que de palmes balayer les sentiers de prose qu’emprunteront les anges futurs venus quêter les tessons du lyrisme & besaces pleines de paradis émiettés leur ronde autour de moi sera mon aveuglante consolation… (13)

Le tout est une profession de foi lyrique assumée :
nous sommes insouillables balises dans l’épaisse nuit des langues oubliées… nous exhumerons nos morts pour qu’ils illuminent les pages aux vents glacés dispersées… ô phrères lyriques je serai le dernier je viendrai vous chercher… (14)

Pourquoi cette obstination du poète ? Voici la confidence de sa tentative de réponse, paradoxale d’être si humble :

Ai-je jamais eu d’autre quête que de savoir dire ce qui se déroula ce jour-là sur la pierre de seuil ? (15)

Soi, la langue et le monde, bord à bord inextricablement liés c’est ainsi que tout recommence, en étant obstiné et humble
Tu remets tes pas dans tes pas, invariable est l’ellipse de ta trajectoire autour du même tremblement, froissement (…) et tu ricoches à ton tour au hasard dans le grand peuplement de ta langue natale (16)

Humble et obstiné, renouvelant l’impérieuse nécessité de dire du monde
Suriyyah, Suriyyah, laissée pour morte, cheveux souillés que le sang séché colle aux tempes, dans les décombres, et dans la bouche déjà, l’apprentissage des débris. L’aube l’ombre aux lèvres, une vacillation, un désarroi. (17)

Philippe Vigny persiste donc à écrire, lyrique aux tons changeants en jouant de ses voix intérieures, dans une prose poétique aussi précise que musicale où d’une ligne à l’autre il faut le dire c’est contagieux, excitant d’être si richement lumineux :
Ce serait vivre, enfin, dans un éden de phrases que marcotterait l’indolence, ce serait vivre, enfin, dans l’infatigable floraison aux lèvres de toutes les salammbôs, à l’haleine desquelles nous puiserions chacun de nos mots. Une hypothèse radieuse. (18)

Isabelle Sancy

Philippe Vigny, L'Apocryphe de Sainte-Scolasse et autres poèmes, Éditions Le Sot l'y laisse, 2019, 152 pages, 19€
1 – Philippe Vigny, L’Apocryphe de Sainte-Scolasse et autres poèmes, page 19
2 – Ibidem page 13
3 – Lettre de Paul Celan à Hans Bender
4 – Philippe Vigny, L’Apocryphe de Sainte-Scolasse et autres poèmes, page 76
5 – Ibidem page 41 (indice : Nel mezzo del cammin di nostra vita, / Mi ritrovai per una selva oscura / Che la diritta via era smarrita.)
6 – Ossip Mandelstam, François Villon, in De la poésie (éditions La Barque)
7 – Philippe Vigny, L’Apocryphe de Sainte-Scolasse et autres poèmes, page 130
8 – Ibidem page 55
9 – Ibid. page 32
10 – Ibid. pages 40
11 – Ibid. page 18
12 – Ibid. page 60
13 – Ibid. page 134
14 – Ibid. page 77
15 – Ibid. page 119
16 – Ibid. page 137
17 – Ibid. page 94
18 – Ibid. page 25


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