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Le plaisir des textes

Publié le 22 juillet 2019 par Anargala
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"Intellectuel", "texte" sont presque devenus des insultes.

Jamais, aujourd'hui, un pratiquant spirituel n'affirmerait qu'il aime penser ou lire les textes en général. Encore moins un "maître" ! Imaginez un "éveillé" qui oserait confier qu'il ou elle aime passer ses journées à lire et à réfléchir : sa carrière serait ruinée. 

Dans les traditions tantriques on trouve les deux. Il y a un culte des livres : le tantra, comme livre, peut servir de support au culte. Et il y a, parfois, un rejet des livres. Dans la tradition ésotérique du Kâlî Krama, par exemple. L'éveil (bodha) y est décrit comme une libération du "filet des textes" (shâstra-jâla). Cependant, les textes rejetés sont ceux inventés sous le règne de la peur de la dualité, de l'inhibition. Ce ne sont pas tous les textes.

Abhinava Goupta, quant à lui, encourage ses lecteurs à "butiner" de texte en texte. Tantra peut d'ailleurs se traduire par "texte". Il donne une liste de quinze maîtres auprès de qui il a été lire les textes de toutes religions et philosophies, dualistes ou non. Abhinava ne se cache pas, il ne ressent nulle honte de ressentir cet appétit intellectuel. Au contraire, au service de la conscience universelle, il parle de lui-même, de son chemin, de sa naissance même, des circonstances qui ont fait de lui un gourou et de son plaisir de lire. Il a composé le Tantrâloka. Pourquoi ? Il répond, parlant de lui à la troisième personne, comme il est souvent d'usage en sanskrit :

"Des gens ont demandé au maître [d'écrire le Tantrâloka] pour vraiment comprendre à fond les tantras : la réussite de celui dont l'intellect est destiné à recevoir la grâce est une réussite qui ne consiste en rien d'autre qu'à se délecter des livres." (TÂ XXXVII, 70)

Prabandha-eka-rasa eva sampat : la "réussite" (sampat) de l'intellectuel est son destin (daiva) et le signe de la grâce (anugraha). Et cette réalisation spirituelle se manifeste concrètement comme étant précisément (eva) la pure délectation (eka-rasa) que l'on goûte dans les livres (prabandha). L'expression peut désigne aussi bien le plaisir de lire que celui d'écrire.

Notez que sampat est un terme riche : il figure dans le tout premier verset d'Outpala Déva au Poème pour la reconnaissance du Maître, quand il chante la "reconnaissance du [Maître], cause de l'obtention de toutes les réussites" (samasta-sampat-samavâpti-hetum). Ce verset est l'un des plus profonds de tous et, en particulier, cette expression fait l'objet d'une explication incroyable. Quoi qu'il en soit, sampat désigne ici la "réussite", c'est-à-dire la réalisation spirituelle, la liberté en cette vie même (jivan-mukti), l'accomplissement ultime. La réalisation est pure délectation des livres. C'est la grâce d'un intellect béni.

Et comment cette grâce se manifeste t'elle dans l'intellect ?

Par la curiosité (kutûhala), celle qui agitait déjà l'esprit des sages védiques, c'est-à-dire l'émerveillement (camatkâra) de la Déesse devant le "mystère, le Grand Mystère" (mahâ-guhya) qui est aussi Grande Evidence (mahâ-a-guhya).
Abhinava Goupta confesse ainsi son ivresse après avoir bu "le nectar de la connaissance". Mais, au lieu d'étancher à jamais sa soif, il confie que cette découverte ne fit que l'accroître encore (tatraiva trishnâ vavridhe nikâmam, TÂ XXXVII, 80).

Soif, curiosité, émerveillement : voilà ce qu'est la véritable vie de la pensée, car la pensée n'est autre que la vie de l'absolu, de la conscience. 


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