Pinot épatant au Tourmalet, Alaphilippe renversant

Publié le 20 juillet 2019 par Jean-Emmanuel Ducoin
Dans la quatorzième étape, entre Tarbes et le sommet du Tourmalet (111 km), victoire du Français Thibaut Pinot. Julian Alaphilippe termine deuxième et conforte son maillot jaune. Geraint Thomas a perdu une trentaine de secondes…

Tourmalet (Hautes-Pyrénées), envoyé spécial.Dans l’apprentissage toujours renouvelé du pays en élévation, les montagnards recherchent d’ordinaire quelque chose qui les affranchit. Ils disposent d’un avantage hautement supérieur: eux osent se jouer du patrimoine solaire et tentent d’en asservir les dangers, d’en braver les cimes jusqu’aux frontières de leurs possibilités. Les forçats, irascibles et tempétueux en diable, écrivent souvent des histoires dont nous faisons mémoire, et qui, le soir venu, longtemps après, nourrissent les fins de repas. Ce samedi 20 juillet, le départ de la quatorzième étape, entre Tarbes et le sommet du Tourmalet, joua d’abord les prolongations. Ce n’était pas la présence annoncée du chef de l’Etat qui perturba la caravane, ni le gilet jaune porté fièrement par un Français comme une offrande à la révolte du peuple, mais la faute à plusieurs dizaines d'opposants à un projet controversé d'ouverture d'une porcherie industrielle près du village d’Ossun, situé après le «kilomètre zéro» prévu initialement. Ces contestataires envahirent la chaussée, avant intervention musclée de la marée-chaussée. Résultat, le départ lancé fut reculé de 6,5 kilomètres, réduisant d’autant la distance totale, passée de 117,5 à 111 kilomètres. Par l’apprêt de ses origines, de la cocarde au Front popu, le Tour, aussi sacré et sanctuarisé soit-il, demeure une caisse de résonnance qui doit autant au patrimoine qu’aux colères durables.
Rassurez-vous, pas de quoi atrophier le profil d’une première journée en enfer, quoique brève. Après le renversant contre-la-montre de Pau que nous vécûmes à la manière d’un conte de juillet pour adultes, qui laissa le chronicoeur la tête à l’envers à force de puiser en vain dans ses références mémorielles, nous espérions même que la fabrique à bascule des Pyrénées, par sa légende, actionne enfin sa lame impitoyable. Savoir, vraiment savoir: voilà ce à quoi nous aspirions, sans trop savoir à l’avance ce qu’il y aurait à comprendre, puisque cette Grande Boucle ne ressemble décidément à aucune autre. Mais que cherchions-nous exactement, en regardant notre Julian Alaphilippe, espérant secrètement qu’il réponde à nos interrogations à l’heure d’affronter le «Géant» pyrénéen? Un don fondamental? Un partage élégiaque? Un sens sacrificiel de la haute idée que nous ne cessons de formuler sur ces routes mythiques: ceux qui viennent ici pour ne rien troubler ne méritent aucun égard?Lorsque les rescapés entamèrent le col du Soulor (1474 m, 11,9 km à 7,8%), dix-sept éclaireurs ouvraient la voie royale, parmi lesquels de beaux calibres (Nibali, Wellens, Martin, Henao, Taaramae, Vuillermoz, Sagan, Zakarin, Sanchez, Gébert, etc.). Nous repensions aux paroles saisissantes de Bernard Hinault, la veille au soir: «Celui qui n’est pas surpris, il ne connaît pas beaucoup le vélo.» Le Blaireau, qui en a vu d’autres, parlait bien sûr de Julian Alaphilippe. Sans le vouloir, il résumait parfaitement notre état d’esprit. Et il n’était pas le seul. «C’est très surprenant, je sais bien qu’un maillot jaune transcende, mais je ne savais pas qu’il faisait voler», ironisait pour sa part Alexandre Vinokourov, le manager d’Astana – à qui nous ne donnerions surtout pas le bon dieu sans confession. «S’il garde ses jambes, il gagnera le Tour», analysait froidement Geraint Thomas, le vaincu d’un chrono taillé pour lui. Et le tenant du titre ajoutait, sans se forcer: «Il n’a jamais fait une performance aussi incroyable après treize étapes à rouler devant. Il faut voir comment il va se comporter dans l’ascension du Tourmalet, qui dure plus d’une heure. Mais s’il ne perd pas de temps là-bas, OK, on aura tous un problème.»
 Le temps de la stupeur et des projections, qui s’entendit également lors de la conférence de presse. A la question d’un journaliste qui lui demandait s’il ne conviendrait pas de «s’étonner» s’il conservait son paletot à la sortie des Pyrénées, dans la mesure où son équipe Quick-Step ne jouit pas de la meilleure réputation, Alaphilippe, mouché, répondit: «Je ne pense pas du tout à cela, je ne suis pas là pour répondre à ça. Je sais le travail que j'ai fait pour en arriver la, j'en suis le premier étonné. Si cela crée de la suspicion, c'est comme ça. Quand on réussit, ça fait forcément parler, ça crée de la suspicion. Si j'étais lanterne rouge, il n'y en aurait pas. Cela crée des discours, mais moi je suis la pour faire du vélo et je prends du plaisir, le reste ça me fait rigoler.» Au même moment, son cousin et entraîneur, Franck Alaphilippe, déclarait à un confrère de l’Equipe,comme pour minimiser la porté de l’événement: «Tant qu’il gardera son niveau, je suis sûr qu’il peut faire jeu égal avec les meilleurs. Mais je le connais, le jour où ça va le lâcher, ça le lâchera, et pas de quelques secondes…»

Traduction du message ainsi délivré: le «miracle» Alaphilippe ne tenait toujours qu’à un fil. Un fil si ténu que personne, dans son entourage du moins, ne le classaient encore parmi les «meilleurs». La bonne blague… Au sommet du Soulor, tandis que Romain Bardet, largué, montrait sa déchéance fatale au prix fort d’une terrifiante défaillance, le peloton des favoris fondit comme rarement, sous un ciel si grisâtre et toutefois si lumineux que nos âmes s’y perdirent. A l’avant, le maillot à pois Tim Wallens et Vincenzo Nibali, accompagné d’Elie Gesbert, tentèrent d’y croire, ils insistèrent, mais l’écart resta insignifiant (1’30’’). Nous nous rapprochions de cette zone de vérité contre laquelle on ne pouvait rien. Car le Tourmalet – « mauvais détour » en patois bigourdan –, emprunté par Luz-Saint-Sauveur, signait enfin l’entr’aperçu de l’Histoire infernale, celle à écrire. Nous guettions les cimes, tout là-haut, arrimées aux forces telluriques, avec sa caillasse d’où l’iris des Pyrénées peine à émerger et où trônent plusieurs stèles, dont une à la gloire d’Octave Lapize, le premier coureur passé en tête, en 1910.

Débuta alors ce long monologue avec les silences, sous la forme d’une impitoyable course de côte, pour que les pourcentages et l’altitude parvinrent à consumer les organismes. Le but, survivre à la poésie meurtrière de ces rampes oniriques (2115 m, 19 km à 7,4%), devant une foule considérable réunie dès les contreforts du géant, venue célébrer autre chose que le seul passage des coureurs, disons la noblesse des lieux. Sous l’impulsion d’abord des G-FDJ de Pinot et des Movistar de Quintana, le peloton avait déjà avalé les anciens échappés, hormis Romain Sicard, seul en tête, et Lilian Calmejane et Elie Gesbert, intercalés. Initiative très temporaire. A dix kilomètres du sommet, les favoris commencèrent à se dissoudre, au cœur d’un peloton réduit à minima. Exit les frères Yates. Quand les Ineos prirent les commandes de l’escalade, nous découvrîmes notre maillot jaune bien pelotonné derrière Thomas, Bernal et Pinot.
Et puis, soudain, le garde du corps de Pinot, David Gaudu, força l’allure, avec son leader dans la roue. Exit Quintana, Porte, Mas, Valverde... Alaphilippe s’installa dans ce petit dodelinement anxieux, souvent en danseuse, à l’arrache, qui semblait signer l’imminence de l’instant fatal. Nous crûmes, à tort, que ce serait ce moment où la force d’un homme claque la porte et s’enfuit. Dans les trois derniers kilomètres, deux équipiers du Néerlandais Steven Kruijswijk (Jumbo) embrayèrent méchamment. Alaphilippe s’accrochait toujours, suçant le dossard de Thomas, lui-même pas vraiment à sa place en fond de groupe. Uran et Fuglsang lâchèrent prise. Et l’improbable se produisit: à 900 mètres de l’arrivée, Geraint Thomas plia, craqua, se livrant aux tortures de plus en plus désordonnées de son effort. Le croyez-vous? Alaphilippe suivait toujours, dans des déhanchements heurtés mais efficaces, nullement perturbé par le rythme fou de Buchmann, Pinot, Kruijswijk, Bernal et Landa…
Ce qui devait s’écrire surgit alors d’une claire définition: Thibaut Pinot, qui avait coché cette étape dans son calendrier intime, s’envola vers le bleu du profond du ciel et remporta une victoire de prestige méritée et prometteuse. Derrière, à ce moment de tension extrême, le scénario devint surréaliste. Car ce fut Alaphilippe en personne qui mangea la route dressée devant lui pour se frayer un chemin imprévu – encore une fois. Non seulement il prit la deuxième place, mais les bonifications dévolues. Comment croire ce qui se déroulait sous nos yeux jaunis? Nous, étonnés. Lui, découvrant les vertus mirifiques d’une arrivée au Tourmalet, qui lui dévoilait une réalité assez magistrale: la sienne. Alaphilippe confortait son maillot jaune, renvoyant désormais Thomas à plus de deux minutes. Qui l’eut cru?

Allez savoir pourquoi. En écrivant ces mots gorgés d’un soupçon d’émotion, le chronicoeur qui n’en est pas moins archiviste se racla la gorge. Vu d’en-haut, où grondaient quelques dieux improbables, nous revîmes, dans un contraste saisissant, cette vieille photo exhumée sur laquelle on devine Octave Lapize, escaladant à pied les derniers hectomètres du Tourmalet, tractant à la force des bras un vélo antédiluvien sur un chemin qui n’en portait que le nom. Ce fut là, sous l’ombre portée de cette photo noircie d’un pionnier mort au chant d’honneur (pilote d’avion, le sergent Lapize mourut durant la Première guerre mondiale, abattu en vol en 1917), qu’un instant, un instant seulement, le chronicoeur se sentit renaître à la dramaturgie d’un monde qu’il croyait dissolu. «Vous êtes des assassins!», avait hurlé Lapize aux organisateurs. Cette phrase claqua avec authenticité. Sur le Tour, les héros classiques possèdent toujours des héritiers. Certains évidents. D’autres inattendus...  [ARTICLE publié sur Humanite.fr]