les mille et un jours

Publié le 18 juillet 2019 par Pjjp44

   Dans le cadre du Festival Photo de La Gacilly 350 collégiens du Morbihan ,accompagnés par des photographes professionnels ont travaillé sur le thème de: "L'engagement" et plus précisément ils se sont interrogés sur: "les bénéfices collectifs et individuels de l'engagement de la jeunesse pour l'avenir de la planète et de l'humanité."
Des élèves du collège Saint-Louis de Saint-Jean-Brevelay classe de 6em D accompagnés par le photographe Yvon Boëlle ont planché sur leurs racines et l'engagement dans la résistance.


".../... 
-Mais pourquoi je ne dos rien savoir? Tu ne me racontes jamais ta guerre.
Antonio découvrit la guerre à travers une main. Le milicien était couché...le bras tendu...sa main se crispait sur la terre. La main tendue et contractée fut plus éloquente que le visage du tué, sa blessure ou son odeur. Les morts ont toujours une main crispée.
-Ma guerre?
La guerre d'Espagne selon Antonio se résume en quelques phrases lapidaires. Un pronunciamiento militaire a renversé le gouvernement républicain. C'est tout. Voilà. Le laconisme des réponses est décevant, voire déroutant. Tout prend la banalité d'une tragédie glacée. Un triumvirat de généraux, Mola, Sanjurjo et Franco a conquis la moitié de l'Espagne en quelques jours. Le pays a été divisé en deux géographiquement et idéologiquement. Quand Antonio parle de la guerre, son discours devient politique. Lui qui a seize ans était illettré veut faire le prof. D'un côté, la vieille Espagne des militaires, des prêtres, des phalangistes, des carlistes, des carabiniers, des processions, des dévots et des tartuffes. 
De l'autre, l'Espagne des paysans et des ouvriers, l'Espagne républicaine des socialistes, des communistes et des anarchistes. La tradition parée d'or et de sang face au rouge et noir des utopies des chants révolutionnaires. L'Alliance de la Croix et du Fusil contre une République sans dieu ni maître (Est-ce un pléonasme?
 Peut-il exister une République avec un dieu et un maître?) La tradition a voulu épurer la société. La Limpieza passait par le nettoyage du progrès, le kärcher de la libre pensée. On commence par éradiquer les libres penseurs pour annuler la libre pensée, le libertaire, le libérateur et, par conséquent, la liberté. Quand la liberté est décapitée, la pensée n'existe plus. Le procédé n'a rien d'original. L'anarchisme, les réformes agraires, l'égalité sociale, le mérite, le collectivisme, la foi dans l'avenir, toutes ces perversions, fallait en décrasser le pays. Face au nettoyage social sans merci s'est dressée une haine idéologique, une haine surgie du tréfonds du peuple souffrant de l'écrasement de l'Eglise, de la tradition, de l'autorité, des privilèges immoraux, du droit de propriété, de l'individualisme et de la vénération du passé.
C'était beaucoup, beaucoup trop. La légalité bafouée fut le détonateur.
Franco Tête-Cul-de-Babouin lança l'envoi. Le temps des engueulades, des empoignades et des discours exaltés fut remplacé par le cliquetis des armes. L' histoire s'emballa, la folie s'empara des hommes, on ne distingua plus les civils des militaires, l'horreur de la justice, le bien du mal.
Le rouleau compresseur fut lancé à tombeau ouvert. il n'y a pas meilleure expression pour désigner la sauvagerie des rouges face à la barbarie fasciste. Par l'extermination, chacun voulut convaincre l'autre de son erreur (une manie partagée dans tous les coins de la planète). Comme la manipulation des esprits et l'intoxication par les slogans ne modifiaient personne, la destruction de l'individu devient inéluctable.
L'Espagne républicaine s'effondra, le fascisme posa son pied. Son empreinte macabre reste toujours visible. La propagande fasciste sauta par-delà les Pyrénées et tripatouilla l'opinion mondiale. Par son jeu de renversement dialectique, les assassinés furent traités d'assassins, le peuple devint rebelle et la quête de la liberté se transforma en anarchie et chaos. Voilà. C'est clair?
Et alors quoi.? Régis ne ressent rien, rien ne bouge dans sa tête. Même si la guerre ne peut s'expliquer et s'interpréter que lorsqu'elle passe entre les mains des universitaires, Régis n'y comprend rien. Les frères Caïn portent les mêmes habits que les frères Abel, dans les uniformes informels les méchants ne se distinguent pas des bons. Les rebelles se baptisent "nationalistes" et remballent les républicains dans la catégorie des "rouges" non nationalistes. Pour mieux renverser les rôles, leur coup d'Etat devient un "glorieux soulèvement" ou "le début de la Croisade" et la dictature, "la naissance de la paix." 
Régis se perd dans la confusion volontaire d'une rhétorique franquiste imposée à l'histoire. Le seul point qu'il ait compris, c'est que ce fut la guerre des pauvres contre les riches, ou peut-être des riches contre les pauvres parce qu'ils voulaient rester riches. Les sans-culottes contre les culottés. Rien de nouveau depuis la Révolution française et la Commune.
Tu veux dire que tu ne les reconnais pas sur les photos...à cause des tenues?...Les tenues...je m'en méfie. Le jour où Trotski enfila une casquette d'officier, il oublia de rester pacifiste. L'habit fait le moine. Durruti avec un calot, ça ne collait pas avec l'antimilitariste qu'il était. alors c'était bien d'aller combattre sans uniforme.
Régis soupire. il attend des tranches de vie même si elles ne sont pas glorieuses. il semble impossible à Antonio de rapporter autre chose que des slogans, des théories libertaires qui sentent le musée. il maintient ferme sa boite à histoires.
-Que cherches-tu?...De la télé-réalité? A frémir sous le drame, à renifler les plaies encore purulentes? A quoi cela va t'avancer? Cela ne te rendra pas plus fort ni plus intelligent. Des histoires comme la mienne, il y en a un million et elles n'intéressent même pas ceux qui les ont vécues.
Abuelo remplit son verre de vin.-Calla, joder! Mes souvenirs ne t'aideront pas à comprendre.
Ses prunelles s'embourbent dans la tristesse. Depuis La Retirada, Antonio a regardé sans voir ses enfants, sans voir ses petits-enfants. Ses yeux ont continué à se perdre dans la tragédie en attente que son fils unique les lui ferme définitivement. Et là, dans le regard se son petit-fils, il lit la volonté de savoir. Il est prêt à se forcer à raconter mais il s'interdit d'embrouiller l'esprit d'un gamin afin que sa cervelle soit disponible pour enregistrer tout ce que, dans quelques mois, le camion-benne de la faculté des Lettres va y déverser.
A seize ans, il a le temps de se salir les mains et la conscience; la vie ne manque jamais de vous asperger de ses souillures. au même âge, Antonio savait à peine déchiffrer les lettres des étiquettes de xérès, mais à seize ans il portait depuis longtemps un fusil. il ne veut pas imaginer une seule seconde que cela puisse devenir le destin de Régis.
.../..."
Juan Manuel Florensa
extrait de: "Les mille et un jours des Cuevas." Editions Albin Michel



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