Simon Yates, vainqueur du jour.
Dans la douzième étape, entre Toulouse et Bagnères-de-Bigorre (209,5 km), victoire de l’Anglais Simon Yates (Mitchelton-Scott), l’un des échappés du jour. Le franchissement des deux premiers grands cols pyrénéens n’aura été qu’un hors-d’œuvre pour les favoris. Aucun n’a attaqué…Bagnères-de-Bigorre (Hautes-Pyrénées), envoyé spécial.
Et derrière le rideau de grisaille au plus profond du ciel bas fixé sur les cimes, perçant les nuages ourlés de teintes plombées de mauve, les rêves à crédit des forcenés se frayèrent un chemin en élévation. Avec l’entrée dans la montagne renaissait une exégèse simple: tant qu’il y aura des quêteurs, subsistera de la mythologie ouvragée par le temps. L’horloge du Tour tinta en plein cœur de l’après-midi, au moment où les héros de Juillet gravissaient le col de Peyresourde (1569 m, 13,2 km à 7%). Un énorme groupe d’une quarantaine de fuyards (dont quelques jolis noms, Van Avermaet, Roche, Sagan, Boasson Hagen, Gallopin, Yates, Clarke, Muhlberger, Bilbao, etc.), jouait les éclaireurs de la haute. Un parfum de feuilles tendres flottait et commençait de s’étouffer sous le poids d’une pluie fine intermittente. Cette douzième étape, entre Toulouse et Bagnères-de-Bigorre (209,5 km), par l’attente qu’elle suscitait, se livrerait-elle aux boursouflures de style? La lumière montait, fraîche. Des cris rugissaient dans les pentes. Et les têtes des arbres pyrénéens s’emplissaient de trilles sonores. Comme l’imminence de quelque-chose. Ou pas.
Le chronicoeur était pourtant prévenu. Cette entrée dans «le dur» ne nous enseignerait pas toutes les vérités espérées du côté des favoris. Mais que voulez-vous. Oubliant un instant la dénaturation des récits linéaires des télévisions, nous crûmes utile d’observer. Chez les uns, l’étrange mollesse dans la voussure de leurs épaules ; chez d’autres, la pédalée à la fois légère et lourde. A l’avant, tandis que le soleil perçait enfin de quelques rais aveuglants, le Français Lilian Calmejane (TDE) essaya une vaine escapade solitaire, laissant derrière lui la communauté des échappés se déliter dans les pourcentages. A l’arrière, à plus de sept minutes, nous guettâmes que dans ce spectre de feuilleton pût se propager des ondes de vengeance entre les grosses armadas. La veille, notre Julian Alaphilippe s’en amusait presque: «J’attends les Pyrénées avec impatience, je n’ai aucun plan, je m’attends à tout.» Traduction: si les Ineos de Thomas et Bernal, voire les G-FDJ de Thibaut Pinot, décidaient de forcer l’allure, sa prédiction rabâchée – «je suis lucide, je ne suis pas là pour gagner le Tour» – trouverait concrétisation immédiate. Dans le cas contraire, l’idylle se poursuivrait encore un peu. «Dans les prochains jours, on verra si on doit avoir peur de lui», annonçait Nicolas Portal, directeur sportif des ex-Sky. La manière dont fut escaladé le col de Peyresourde, «au train», valait tous les jugements: il nous faudrait patienter. Le chrono individuel puis l’arrivée au sommet du Tourmalet, dans les prochaines quarante-huit heures, hantaient déjà bien des esprits…
Tout devint plus compréhensible dans le col de la Hourquette d’Ancizan (1564m, 9,9 km à 7,5%), plantée à trente bornes du but. Pour contredire René Char, qui écrivait que «les mots qui vont surgir savent de nous des choses que nous ignorons d’eux»,les actes des Ineos, qui surgissaient de leur travail d’observation paisible, exprimaient des choses que nous n’ignorions pas. Le peloton dit «des favoris» ne fut jamais en lambeaux. Les Ineos prirent les commandes, mais pas au point de provoquer des éblouissements. Aucun des cadors n’entreprit d’ailleurs la moindre offensive. Convenait-il de se désoler? Ou de se réjouir pour Alaphilippe, bien calé dans ces roues supposées seigneuriales?
Du coup, sans heurts particuliers, le vélo du maillot jaune oscillait entre ses jambes, s’appliquant par avance à dissimuler ses faiblesses, pour que personne n’en tirât avantage. Face à cette situation, nous parvinrent vite à la conclusion que le vainqueur de cette étape porterait le nom d’un des échappés-rescapés, tous éparpillés dans la descente vers Bagnères-de-Bigorre. Tous sauf trois: l’Autrichien Gegor Muhlberger (Bora), l’Espagnol Pello Bilbao (Astana) et l’Anglais Simon Yates (Mitchelton-Scott). Ce dernier l’emporta, coiffant ses compagnons dans un sprint de nerfs, ajoutant le prestige à l’exploit.
Ce vendredi 19 juillet, le Tour fêtera le centenaire du maillot jaune. Joie d’écrire que Julian Alaphilippe le portera encore. Mais le chronicoeur n’oubliait pas le pionnier Eugène Christophe, le héros de Sainte-Marie-de-Campan, réparant lui-même sa fourche en 1913. Le «Vieux Gaulois», mort en 1970, fut en effet le premier porteur de la toison dorée, couleur du journal l’Auto de l’époque. «Quand il a été créé par Henri Desgrange en 1919, on m'a remis un paquet de six maillots le 18 juillet, à Grenoble, raconta-t-il en 1956. Comme il y avait un jour de repos entre chaque étape, les étapes étaient très longues à l'époque, j'ai endossé le premier maillot jaune le matin du 19 juillet.» Ici-et-maintenant, c’eût été malheur de ne pas évoquer le souvenir de cet illustre parmi les Illustres. Sachez-le. Ce fut toujours par la mémoire que se préserva les morceaux de qualité du Tour. Et par cet art unique du cheminement qui préconisa toujours les valeurs d’à-venir, des origines et, malgré tout, du temps qui est le nôtre dans ses anachronismes.
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 19 juillet 2019.]