7-3 Les donateurs dans l’Annonciation : à droite

Publié le 16 juillet 2019 par Albrecht

On conçoit que ce type de composition soit difficile à manier, puisque les donateurs, au lieu de se mettre dans le sillage de l’Ange, se trouvent en symétrie avec lui, donc en rivalité potentielle. Elle ne se présente donc que dans des cas très exceptionnels.

Quelques cas sporadiques

Ces rares cas sont en général liées à des Annonciations inversées


Vierge de l’Annonciation avec un Saint Moine
1350-1400, Boppard, musée municipal du monastère des Carmélites

Seul le volet droit de cette Annonciation a été conservé. Le moine-donateur, avec sa banderole de supplication ( « o mater dei memento mei » ) se trouve pris en sandwich entre la Vierge et un saint personnage (peut être St Elias, le fondateur mythique des Carmélites) [1]. Aucun risque de faire le poids par rapport à l’Ange du panneau disparu.


Annonciation avec le donateur Bellozzo di Bartolo
Orcagna (Andrea_di_Cione), 1346 , Collection Conte Gerli, Milan (provient de l’église S. Remigio de Florence)

Ce panneau fait partie des « Annonciations par la droite » florentines, une spécialité née peut être d’un besoin de variété dans l’écrasante production de copies de la peinture la plus révérée de la ville, la Santissima Annunziata (voir XXX).

Le donateur est identifié par l’inscription : «Hoc opus feciti fieri Bellozzius Bartholi lanifex Andreas Cionis de Flor(entia) me pinxit». Sa taille souris et la couleur sombre de son manteau, qui fusionne avec celui de la Vierge, évite toute compétition avec l’Ange.

Les deux livres (retournés)

La Vierge lit dans son livre la prophétie d’Isaïe (« Ecce Virgo concepiet ») tandis que l’Ange lui présente, inversé pour qu’elle puisse le lire, le texte de sa salutation (« Ave Maroa Gratia Plena »). Le présence de ces deux textes est une raison supplémentaire de l‘inversion :

  • d’abord Marie consulte la prophétie,
  • ensuite l’Ange la réalise.


Annonciation avec un donateur
Bicci di Lorenzo, vers 1420, Couvent de Fuligno, Florence

On connait de Bicci di Lorenzo plusieurs Annonciations inversées, mais celle-ci est la seule avec donateur, plus précisément avec une donatrice. Cette formule a l’avantage de la laisser à sa place traditionnelle à gauche, tout en permettant une identification avec la Vierge, par la posture mais aussi par les vêtements (coiffe blanche et robe noire) : la donatrice n’est pas ici montrée en supplication, mais en imitation de Marie, et sa taille enfant évite toute concurrence avec l’Ange.


Annonciation avec des donateurs et les armes des seigneurs de Tegerfeld
Meister des Münchner Drachenkampfes, vers 1450, Furstlich Furstengebirge Museum, Donaueschingen

Dans cette autre Annonciation inversée, allemande cette fois, les donateurs de taille souris (un père et ses deux enfants) indiquent le sens de la lecture et se retrouvent donc mécaniquement du côté de Marie, sans entrer pour autant en compétition avec l’Ange.


Livre d’Heures
1503, BM Autun- impr. SR 347

La concurrence est ici évitée d’une autre manière, en excluant la donatrice en contrebas de l’image.

Les Annonciations  des Lippi

Les deux seuls véritables cas de donateurs à droite se rencontrent chez ces deux champions toutes catégories des Annonciations compliquées que sont les Lippi, père et fils.


Fra Filippo Lippi, vers 1466, Corsham Court, Wiltshire, Methuen Collection

Cette Annonciation de la fin de la carrière de Filippo Lippi comporte peu de mystères : le donateur est casé discrètement à sa place la plus conventionnelle, à gauche, derrière l’ange, sans aucune interaction avec la scène. Seul impact de sa présence sur la composition : le petit parapet qui fait barrière, mais sert aussi à délimiter un couloir transversal menant de la colombe à la chambre. Une rareté iconographique est cependant à signaler : la tige de lys que Gabriel donne à Marie.

Une composition exceptionnelle

Annonciation avec deux donateurs inconnus
Fra Filippo Lippi, vers 1440 , Galerie nationale d’art ancien, Palazzo Barberini, Rome

Par contraste, ce panneau du début de sa carrière est autrement original. On dit souvent qu’il marque la première fois où les donateurs sont représentés en taille humaine (en fait, compte-tenu qu’ils sont agenouillés sur la même estrade que Marie, ils ont une taille enfant comparés à l’Ange). Mais son caractère exceptionnel est ailleurs.

Seule autre Annonciation de Filippo Lippi à comporter des donateurs, elle est aussi la seule autre à comporter le motif du lys faisant contact entre l’Ange et Marie, sans qu’on sache s’il y a corrélation entre ces deux motifs.

De même, on peut soupçonner un rapport entre les deux donateurs et les deux personnages vêtus à l’antique¨(des servantes effarouchées ?) qui s’enfuient dans l’escalier. Malgré des recherches intensives, aucune interprétation convaincante n’en a été proposée [2] : il se peut que ces personnages fuyants aient un lien avec la biographie des donateurs (dont on ne sait rien) ou l’église pour laquelle ce tableau d’autel a été commandé (dont on ne sait rien non plus) .

Une ombre discrète (SCOOP !)


Outre la tige du lys, il existe un autre contact, plus subtil, de l’ombre de l’Ange avec le bout du pied de Marie, qui illustre manifestement cette partie de leur dialogue :

« Marie dit à l’ange: Comment cela se fera-t-il, puisque je ne connais point d’homme? L’ange lui répondit: Le Saint-Esprit viendra sur toi, et la puissance du Très-Haut te couvrira de son ombre. » Luc 1:34-35

Trois événements simultanés (SCOOP !)


Dans les trois sections verticales matérialisées par les colonnes, le tableau nous montre simultanément :
  • la colombe qui descend au dessus de l’Ange (« le Saint-Esprit ») ;
  • l’ombre qui touche le pied (« la puissance du Très-Haut ») en même temps que la tige de lys fait contact entre la main de l’ange et celle de Marie ;
  • les deux personnages qui montent au dessus des deux donateurs.

A noter que, tout comme Lippi s’en souviendra dans l’Annonciation de Corsham Court, la composition comporte à l’arrière-plan un « couloir transversal », matérialisé ici plus clairement par les deux parapets et les deux paires de colonnes. Ce couloir passe à gauche derrière le lit, et conduit à droite à la porte latérale avec l’escalier, ce qui suggère visuellement l’idée de relier l’irruption de la colombe à la fuite des deux personnages.

Les deux fuyards

Ils ressemblent assez aux deux anges de l’Annonciation Martelli, contemporaine stylistiquement : même tenue à l’antique, même serre-tête pour l’un des deux. La différence est qu’ils n’ont pas d’ailes et que se ne sont pas des enfants : la figure qui se retourne est clairement masculine, tandis que celle qui se détourne, à la croupe bien marquée, serait plutôt féminine.

On aimerait y voir Adam et Eve, comme dans tant d’Annonciations : mais il est clair que Lippi ou les commanditaires n’ont pas cherché à favoriser cette lecture simpliste. Retenons à ce stade seulement ce que l’image nous montre : un couple d’anges sans ailes qui s’enfuit devant la colombe.

Les voiles transparents (SCOOP !)

Un motif récurrent dans le tableau est celui du voile transparent tombant verticalement.

Un premier, sensé être le rideau du lit, est suspendu en l’air par une tringle invisible.

Il se casse bizarrement en bas, en trois marches formant comme un escalier de gaze, qui contraste avec l’escalier de pierre.

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Un deuxième voile tombe de part et d’autre du pupitre. Quant au troisième, il pend derrière la main de l’Ange, monte en une sorte de longue écharpe jusqu’à la coiffe de Marie, puis retombe de l’autre côté jusqu’à ses pieds, terminé par une broderie de lettres dorées en faux-coufique.



En prenant un peu de recul, on remarque que ces voiles immatériels ont des positions bien précises par rapport aux subdivisions du panneau : le voile « trinitaire » se situe dans cette étroite bande sans symétrique, à gauche, qui constitue une sorte de « hors-champ dans le champ ».

Les deux autres se trouvent dans la section centrale, l’un autour du livre, l’autre autour du cou de Marie.


 
Détail de Annonciation Martelli
 

Dans l’Annonciation Martelli, la carafe de cristal emplie d’eau pure appartient à la symbolique habituelle de la Virginité de Marie, avec l’originalité supplémentaire de se trouver sur la trajectoire de la tige de lys apportée par l’Ange.

Faisons l’hypothèse que, dans l’Annonciation Barberini, Lippi a expérimenté une autre métaphore de la Virginité, avec cet autre objet à la fois transparent et liquide qu’est le voile.

Alors le voile du pupitre, glissé sous le coussin qui porte le livre, traduit visuellement cette assertion :

la Virginité de Marie protège sa chair qui porte Jésus.

Un gant de gaze (SCOOP !)


En haute définition [3], on voit bien que le troisième voile entoure la main de Marie, en une sorte de gant presque immatériel, qui protège ses doigts du contact direct avec la tige (ou qui protège la tige du contact direct avec ses doigts).

Virtuosité technique ou virtuosité théologique ? Sans doute sommes-nous face ici à une de ces « inventions » de Fra Filippo où les deux se conjuguent : elle rappelle, en aussi bluffant mais discret, deux autres curiosités textiles : la « boutonnière merveilleuse » et le « fantôme doré » de l’Annonciation de la National Gallery (voir XXX).

Une théologie par les schémas

Outre d’isoler la main de Marie, ce « voile interminable » a une autre fonction, purement graphique cette fois : conduire l’oeil depuis le motif de marquetterie du banc jusqu’à celui du pupitre. Ces deux motifs crèvent les yeux, mais n’ont pas été remarqués : ils sont pourtant bien plus qu’une simple décoration : une véritable théologie par les schémas.


Le motif du banc représente, de manière stylisée, une tige fleurie prenant racine dans un vase : il schématise assez bien Marie avant l’Annonciation, lys hors sol, protégée de la contamination terrestre.

Le motif du pupitre est plus original : on y voit deux tiges coupées réunies en bas par un noeud, et en haut par leurs fleurs qui s’entremêlent. Je pense que ces deux fleurs schématisent très précisément la scène que nous avons sous les yeux : deux fleurs coupées en train de s’épouser, l’une venant du Ciel et l’autre de la Terre.

Au dessus, la tige de lys unique, qui passe de l’Ange à celle de Marie sans même toucher sa peau, représente le résultat , l’Incarnation, d’une manière similaire à l’Annonciation Martelli :

Annonciation Martelli,
Filippo_Lippi, 1445, Basilique de San Lorenzo, Florence

Celle-ci suggère (en éludant le caractère équivoque du geste) que l’Ange va déposer la tige de lys dans la carafe .

Celle-là nous montre l’Ange la déposant dans le voile.

Dans cette lecture, le lys en marquetterie représente Marie, avant et pendant l’Annonciation : tandis que le lys réel représente Jésus, résultat de l’Incarnation.

Le couple repoussé dans l’escalier par l’arrivée de la colombe conserve son polysémisme : on peut y voir des divinités païennes non définies qui quittent la scène, tandis que les donateurs y entrent en bon chrétiens. Ou bien, si on considère la colombe au dessus de l’Ange comme matérialisant son Esprit (en l’occurrence le Saint), on peut voir ce couple dont la danse se transforme en fuite, comme les pensées sensuelles que la vision de la scène sacrée chasse de l’esprit des donateurs.



Cinquante ans plus tard, Filippino Lippi n’a pas eu besoin de se souvenir de l’Annonciation Barberini de son père pour concevoir le second exemple d’Annonciation avec donateur à droite, tant l’esprit du temps avait changé.

L’influence de la peinture flamande fait qu’il n’est plus depuis longtemps novateur d’inclure à côté de la la Vierge des personnages de taille humaine. Quant à la position du donateur à droite, elle obéit à une logique narrative qui n’a plus rien à voir avec les finesses cryptiques de son père.

Triomphe de saint Thomas d’Aquin
Filippino Lippi, 1493, Mur droit de la Chapelle Carafa, Santa Maria sopra Minerva, Rome

Le mur droit de la chapelle est une grande machine militante dédiée à Saint Thomas d’Aquin, à l’iconographie complexe [4] : dans la lunette le Miracle du Livre, dans le panneau du bas le Triomphe de saint Thomas d’Aquin sur les Hérétiques.

Triomphe de la Vierge
Filippino Lippi, 1493, Mur central de la Chapelle Carafa, Santa Maria sopra Minerva, Rome

Le mur central montre l’Assomption de la Vierge, autour d’un cadre sculpté renfermant notre Annonciation.

Saint Thomas d’Aquin présentant le Cardinal Carafa à la Vierge de l’Annonciation

Il et donc logique que Saint Thomas, quittant son Triomphe du mur de droite, pénètre par la droite dans le panneau de l’Annonciation pour présenter à la Vierge le propriétaire de la chapelle, le cardinal Carafa.

La symétrie entre l’Age et le Cardinal se révèle très économique, retrouvant la vieille formule du « deux en un » . Comme le remarque Gail L. Geiger [5] :

  • si l’on cache le cardinal, on voit que Marie, tournant modestement le dos comme dans d’autres Annonciations de Filippino, fait de sa main gauche posée sur sa poitrine le geste de l’acceptation ;
  • si l’on cache au contraire l’Ange, sa main droite levée bénit le cardinal.


Références : [1] http://www.inschriften.net/rhein-hunsrueck-kreis/inschrift/nr/di060-0057.html [2] Une tentative récente l’explique par une forme d’humour : voir « Immersed in Things of the Body: Humor and Meaning in an « Annunciation » by Filippo Lippi », Barnaby Nygren Studies in Iconography Vol. 25 (2004), pp. 173-195 https://www.jstor.org/stable/23923589 [3] Pour une vue en haute définition : https://www.barberinicorsini.org/en/opera/annunciation/ [4] https://it.wikipedia.org/wiki/Cappella_Carafa [5] Pour un historique des donateurs dans les Annonciations, voir « Filippino Lippi’s Carafa « Annunciation »: Theology, Artistic Conventions, and Patronage » Gail L. Geiger, The Art Bulletin, Vol. 63, No. 1 (Mar., 1981), pp. 62-75 https://www.jstor.org/stable/3050086