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Quand Alaphilippe bordure Pinot…

Publié le 15 juillet 2019 par Jean-Emmanuel Ducoin
Quand Alaphilippe bordure Pinot…Dans la dixième étape, entre Saint-Flour et Albi (217,5 km), victoire du Belge Wout Van Aert (Jumbo). Dans le final, un mémorable coup de bordure provoqué par l’équipe d’Alaphilippe a fait de lourds dégâts. Thibaut Pinot perd 1’40’’. Avec lui, Fulgsang, Uran, Porte…

Sur la route du Tour, envoyé spécial.
Impatience et patience accompagnaient les suiveurs, dans cette dixième étape gorgée d’effluves, depuis Saint-Flour et jusqu’à Albi (217,5 km), tandis que nous guettions encore et toujours le paletot léonin de notre Français Julian Alaphilippe. Avant même de lécher du regard le viaduc de Garabit du grand Eiffel (km 6,5), et de dénombrer les 678.768 rivets de ce chef d’œuvre d’ouvrage d’art qui permet le franchissement des gorges de la Truyère, le scénario du jour semblait écrit – en apparence seulement. Six courageux prirent la fuite (Berhane, Wurtz, Gallopin, Schar, Eiking, Turgis) et le seul intérêt de la course en effusion résidait non pas dans leurs facultés à creuser un écart conséquent – les pauvres ne comptèrent que trois minutes d’avance au mieux – mais bien de savoir si le peloton flânerait au fil de sa romance pour apprécier les paysages éclatants du Cantal, de l’Aveyron et du Tarn.
Impatience et patience, donc. Car autant l’admettre, sinon s’en excuser, mais le chronicoeur ne parvient pas à s’extirper de la tête les destins croisés de nos deux Français, Julian Alaphilippe et Thibaut Pinot. Inutile d’insister: la noblesse de leur geste, vers Saint-Etienne, a modifié le paysage. Tellement que même l’Equipe – qui certes y voit son intérêt comme organe de presse « organisateur » – titrait: «Le vent tourne.» Le quotidien sportif n’allait pas jusqu’à évoquer une éventuelle «vélorution», thème qui nous appartient à l’Humanité, mais les héritiers de Desgranges et de Chany admettaient que «le coup de génie de samedi» ressemblait au «passage d’un gant de toilette frais sur la nuque de tout le monde».

Nos audacieux Français ont-ils inventé quelque chose de nouveau? Et cela resterait-il sans réponse, alors que se profile déjà l’implacable horizon: l’entrée dans les Pyrénées, dès jeudi, par les cols de Peyresourde et de la Hourquette d’Ancizan ; puis le chrono individuel de Pau, le lendemain ; sans parler de l’arrivée au sommet du Tourmalet, samedi. Des jours en enfer. D’où notre impatience. Et notre patience.

L’impatience concernait Thibaut Pinot… Puisque nous constatons que le grimpeur franc-comtois suscite la peur, assumons l’idée que les Thomas et Bernal ne l’observent plus comme un simple «outsider» – ceci expliquera ce qui se produira un peu plus tard. Ces dernières années, jamais un Français n’avait jusque-là occupé semblable position avant les grandes échéances. Lui le répètait: «La clé de la réussite, c’est la fraîcheur physique.» Raison pour laquelle il reconnaît s’être mis au «régime ex-Sky», celui des grands leaders en somme, à savoir 35 jours de course avant le Tour. «Auparavant, je montais à 40, voir 45», expliquait-il. Beaucoup partagaient ce sentiment. «Il a été bon en début de saison, puis il a pris une longue coupure, je pense qu'il ne coincera pas… sauf erreur de course», prédisait Charly Mottet. Il ne croyait pas si bien dire.
La patience concernait Julian Alaphilippe… Cèdera-t-il sa tunique dorée dans le col de la Hourquette d’Ancizan, dans le chrono de Pau, ou dans le Tourmalet? Bref, sera-t-il le Charly Mottet (sept jours en 1987) ou le Thomas Voeckler (dix en 2004 et 2011)? «Quand on vise le général, il faut courir au millimètre, ce n’est pas ce que je fais», insistait l’empanaché de Montluçon. S’il rabâchait qu’il n’est «pas là pour gagner le Tour» maisjuste «repousser» ses«limites», le patron des Ineos, Dave Brailsford, répondait à sa place: «Ni lui, ni les autres ne pensent qu’il joue le général, mais on ne sait jamais… il a été meilleur grimpeur en 2018. Si on ne va pas plus le surveiller qu’avant, on ne lui laissera pas non plus du temps.»
Quand nous vîmes les fortifications en briquettes rouges de la cathédrale d’Albi, merveille du gothique méridional, le peloton – ce qu’il en restait du moins – avait depuis longtemps récupéré les échappés, modifiant le récit prévu. Car dans le final, à la faveur d’un sévère vent de trois-quarts, il y eut un méchant tour de vis provoqué par les Quick-Step – avec Alaphilippe en personne, déchaîné dans le rôle d’équipier de luxe ! –, aussitôt aidés par les Ineos. Bordures, cassures. A l’écoute des noms piégés, ce fut soudain panique générale: Pinot, Fulgsang, Uran, Porte, Ciccone, Bennett. Autant de leaders à la merci d’un souffle.
Alors? Un mémorable bras de fer s’engagea, prouvant que la bataille des secondes se poursuivait. Quinze, vingt, douze: nous crûmes un court instant que l’affaire n’aurait pas de suite, que Pinot et les autres favoris en détresse réintégreraient la normalité d’une arrivée au sprint. Mais l’ardeur du groupe de tête, offrant au passage la victoire d’étape au Belge Wout Van Aert (Jumbo), transforma la tentative en une prouesse «à l’ancienne». Devant les ruelles médiévales d’Albi, l’addition fut terrible pour Pinot: 1’40’’ de perdu sur Thomas, Bernal, Alaphilippe, etc. Du précieux temps envolé stupidement. «Rien à dire, journée de merde», commenta-t-il, rageur. Le chronicoeur crut apercevoir des larmes perler sur son visage marbré de sueur et de colère. Une lumière fascinante tombait sur la ville, écrasée de chaleur mais brillante de mille feux qui se reflétaient, eux aussi, dans ses teintes d’or. Changement ou pas, le vent tourne très vite sur le Tour, même à la veille d’un jour de repos. Notre impatience – décuplée – patientera encore. 
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 16 juillet 2019.]

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