Projeté en première mondiale à la Cinémathèque tunisienne, le dernier
documentaire de la réalisatrice canado-tunisienne Hejer Charf est une
lettre d’amour écrite avec la voix que Béatrice Slama adresse à son pays
natal : la Tunisie. La mise en scène poétique et politique que fait
Hejer Charf du témoignage de cette formidable militante méconnue est un
pur éblouissement.
Par quelle alchimie de hasard et de nécessité,
Béatrice Slama et Hejer Charf, ces deux tunisiennes en exil, se
sont-elles croisées, au moment même où il faut à leurs compatriotes
affronter les ombres et les oublis de "l’Histoire avec sa grande hache" ?
Une aubaine pour le public tunisien qui a pu découvrir, en décembre
2018, la figure lumineuse d’une militante méconnue et le cinéma d’auteur
de Hejer Charf, en présence de la réalisatrice et de son assistante, la
poétesse canado-libanaise Nadine Ltaif.
Émouvante, la première séance a rassemblé la famille de Béatrice Slama,
d’anciens étudiants, des militants de gauche, ainsi que des amies comme
l’Algérienne Wassyla Tamzali, essayiste et directrice-fondatrice du
centre d’art Les Ateliers sauvages, partenaire du film. Absence
remarquée de l’ambassade du Canada en Tunisie à la projection de ce film
qui, notons-le au passage, a été financé par l’Office national du film
du Canada (ONF). En revanche, l’ancienne ambassadrice de la Palestine
Leila Shahid, a tenu à marquer sa présence, à travers un message vidéo
où elle déclarait son 'soutien' à ce film qui "nous rend la dimension
juive de la culture arabe" et "cette diversité dont on a privé nos
sociétés", félicitant, à l’occasion, ses "camarades tunisiennes pour la
loi sur l’égalité dans l’héritage".
Hejer Charf entourée par Wassyla Tamzali et Hichem Ben Ammar, directeur de la Cinémathèque tunisienne.
Le film s’ouvre sur la mer et du jasmin incrusté dans l’image. Dans
ce décor immémorial monte la voix off de Béatrice dont le nom convoque
d’emblée un poème d’amour impossible. Car elle a "une parenté secrète
avec Dante à qui elle doit son prénom, ses prénoms". Bice étant le
diminutif de Béatrice en Italie, il désigne la femme aimée par l’auteur
italien, la Bice Portinari de la Vita Nova et la monna Bice de la Divina Comedia
qui devient son guide au paradis. En Tunisie, elle s’appelait Bice, un
nom rendu clandestin en période de résistance. En France, elle devient
Béatrice et quand son nom s’affiche, enfin, dans la liste du conseil de
l’université de Vincennes, elle demande à Robert Merle de le barrer,
craignant de se voir refuser sa naturalisation.
Qui est Béatrice Slama ?
Béatrice Saada Slama est née le 2 juin 1923 à Tunis. Elle est issue
d’une riche famille juive tunisienne dont le père, franc-maçon, était de
Gabès et la mère de Livourne descendant d’une famille installée en
Tunisie, depuis le 19éme siècle. Sa grand-mère était la fille d’un
pharmacien de Gênes que le bey a fait venir à la fois pour ouvrir une
pharmacie et pour former des pharmaciens. Enfant, elle parle l’italien
maternel, mais rêve d’être professeur de français et n'apprendra l'arabe
que bien plus tard. A 8 ans, elle s’aperçoit que son père a une
maitresse et "se met à vivre dans la souffrance de sa mère". Et on pense
ici à Marguerite Duras citée par Béatrice, plus en avant dans le film,
qui dit dans L’Amant, "cette chance d’avoir eu une mère
désespérée." A 15 ans, elle s’éveille à la politique. Une rencontre avec
des militants communistes, dans l'auberge des Fougères, à Ain-Drahem,
lui ouvre les yeux sur la guerre d’Espagne, le colonialisme et la lutte
du parti communiste pour l’indépendance de la Tunisie. Elle s’aventure
un peu plus dans la médina, ce "monde exotique et mystérieux qui
l’attirait", va étudier à la Bibliothèque de Souk El Attarine où elle
sera "marquée à jamais par Les Mille et une nuits".
Irrémédiablement, elle se cogne aux "paradoxes du colonialisme" en
passant par "Bab Bhar qui scinde les deux villes, arabe et européenne,
nommée symboliquement la Porte de France par laquelle on entrait par la
rue de l’église", se souvient Béatrice.
Une référence à La Chinoise de Godard: l'arrière-plan rouge derrière Béatrice.
En 1941, avec son bac en poche, elle adhère au parti communiste
tunisien qui agissait alors dans l’illégalité. A une surprise party des
camarades, elle rencontre son mari, Ivan Slama qui est médecin. Avec la
guerre, le couple s'engage dans la résistance. C’est le temps de la
collaboration vichyste et de l’antisémitisme nazi. "Un week-end sur
deux, Ivan partait au camp de Bizerte soigner les travailleurs juifs.
Les abords de la ville étaient constamment bombardés par les Anglais, il
décide alors de ne plus y aller. Et là, deux SS, dont un certain Zevaco
qui était connu, sont venus nous voir. Mais c’est avec Nuit et Brouillard d'Alain Resnais que nous avons découvert la réalité des camps de concentration", raconte Béatrice.
Au lendemain de la guerre, Béatrice fonde l’Union des jeunes Filles
de Tunisie (UJFT), une organisation proche du parti communiste, comme le
fut, d’ailleurs, l’Union des femmes de Tunisie (UFT) animée notamment
par Gladys Adda et Gilda Khiari, la sœur de Béatrice qui a épousé elle
aussi un militant communiste en 1953, Belhassen Khiari, père de Sadri Khiari,
qui deviendra le secrétaire général de l'Union syndicale des
travailleurs tunisiens. Elle évoque la déportation au sud tunisien des
militants du PCT et le souvenir d’un camarade, Mohamed Ennafaa élu premier secrétaire du parti en 1948.
Pour Béatrice, le PCT était "un exemple unique de coexistence et
d’une Tunisie plurielle parce qu’il y avait tout le monde. Nous y étions
entrés non pas comme Juifs mais comme êtres humains, dépassant le
déterminisme de naissance", estime-t-elle. Cette histoire oubliée de la
lutte commune et de la diversité dans l’adversité, elle veut la faire
connaitre aux jeunes générations. Même si, quelques années après,
Béatrice va renier le communisme, car "elle n’a pas digéré le rapport Khrouchtchev".
Cependant "la fin de l’Union soviétique, ce n’est pas son effondrement,
mais l’effondrement d’une utopie qui était la raison de lutter et
d’espérer en un idéal de vie et de justice sociale où l’homme serait le
bien le plus précieux", regrette cette éternelle utopiste. Et de
souligner "le paradoxe de ce siècle où la science a fait un tel progrès,
pendant que la religion a pris un essor absolument inattendu en
maintenant des mythes archaïques. Comme disait Duras, en l’absence de
cet idéal, la vie est abominable. Effectivement, nous y sommes à
l’abominable" conclut-t-elle.
"J’appartiens à un pays que j’ai quitté" !
Agrégée en littérature française en 1961, elle enseigne au lycée
Alaoui pendant 14 ans, avant de rejoindre la toute jeune université de
Tunis au boulevard du 9 avril. "Tout pour moi était bonheur : les
étudiants, l’enseignement, la recherche et les collègues", dit Béatrice,
souriante, face à la caméra. En 1958, elle publie "L'insurrection de 1864 en Tunisie",
la première recherche sur l’Histoire de la Tunisie depuis
l’indépendance du pays en 1956. Devenu président, Bourguiba lui demande
d’être sa biographie. Une offre qu’elle décline. Ce qui ne l’empêchera
pas de charger son ministre Azzouz Rebai de faire éditer son livre dans
les deux langues, et l’invite en Tunisie pour superviser la publication
en 1967.
Il faut dire que Bourguiba l’avait déçu. "Ses première mesures
étaient encourageantes". Le premier gouvernement tunisien ne comptait-il
pas deux ministres juifs, André Barouch et Albert Bessis ? Mais le
régime est devenu de plus en plus autoritaire, les libertés de plus en
plus menacées et le parti communiste interdit. Inquiets, les juifs sont
partis par vagues. "Je fais partie d’une génération qui a cherché à
s’enraciner par la lutte dans cette terre. Mais notre proximité avec les
communistes français, notre internationalisme même, nous préparait au
départ. Nous étions exclus à chaque nouvel épisode du conflit
israélo-palestinien. Je devenais une touriste chez moi et je n’ai jamais
cessé d'en souffrir jusqu’à la fin", confie-t-elle à Hejer Charf. Cette
situation tragique, Béatrice la résume avec cette métaphore
extraordinaire, où elle rapproche le dilemme des juifs tunisiens et le
dilemme des femmes, en empruntant la phrase de Sartre citée en exergue
par Simone de Beauvoir dans son livre Le Deuxième Sexe : "Nous
juifs tunisiens, nous nous sentions victimes et complices à la fois".
D’une tracasserie à l’autre, Béatrice finit elle aussi par partir avec
son mari, en 1965, pour s’installer à Paris. Cet exil est une déchirure.
Comme beaucoup, elle serait restée "si on leur avait fait une place de
citoyens à part entière, s’il y avait une méritocratie. J’appartiens à
un pays que j’ai quitté. C’est l’une des phrases de Colette qui m’a le
plus marqué", affirme-t-elle.
L'exil et le royaume
Elle arrive à Nanterre "le cœur serré" en voyant que "l’université de
Vincennes, en chantier, jouxte les vestiges de la colonisation : des
bidonvilles qui abritaient dix mille immigrés". Mais voilà que soudain,
Mai 68 l’arrache à sa "dépression larvée" l’entrainant dans "une
nouvelle utopie où elle s’engage passionnément". Elle est entourée par
Henri Lefebvre, Todorov, Jean-François Lyotard, Robert Merle, Gilles
Deleuze, Michel Foucault, Alain Badiou, Marie-Claire Ropars et bien
d’autres. C’est un moment intense de créativité et de questionnements
mêlés aux questions politiques brûlantes. Béatrice raconte : "Tout le
monde s’est mis à chercher, à réfléchir, à reprendre Marx et les travaux
d’Althusser, Balibar et Rancière. On revenait à Gramsci et on lisait
Rosa Luxembourg. Des mouvements de libération des femmes et de défense
des minorités opprimées et exploitées surgissaient avec cette idée qu’il
fallait révolutionner la vie quotidienne. C’est de là qu’est né un
autre regard sur la prison et la folie, d’où l’importance des Foucault,
Camus, Deleuze, Derrida et l’influence internationale de la French
Theory". A un moment, Béatrice se souvient de la brochure du 22 mars où
fut publiée la recette du cocktail Molotov. Recette diffusée au Sénégal
par Omar Blondin Diop qu’il a envoyé à ses frères. "Si j’en parle, dit Béatrice, c’est parce qu’Omar a été le héros maoïste du film La chinoise de Godard en 1967".
Avec l’aventure collective de l'université de Vincennes, Béatrice
renait. Elle "revit quelque chose qu’on pourrait appeler le bonheur
jusqu’en août 1980, quand les bulldozers en la détruisant ont transformé
en mythe". Au département d’études féminines qu’elle contribue à créer,
notamment avec Hélène Cixous, elle enseigne Le ravissement de Lol V. Stein et La femme du Gange
de Marguerite Duras dans l’UV Cinéma et littérature. Les études
féministes étaient en construction. "Tout paraissait neuf", que ce
soient "l’étude des grèves de femmes, la présentation des journaux
féministes ou encore le combat d’Hubertine Auclert, que les étudiants
ignoraient complétement. N’oublions pas qu’à cette époque, on a parlé de
libération des femmes année zéro. Car au fond, qu’avait fait
l’idéologie dominante ? Elle n’a cessé d’effacer l’inscription des
femmes dans la société et dans les discours", rappelle Béatrice.
Colette, Beauvoir, Duras, Cixous et les autres
Dans la dernière partie du film, elle revisite ses cours d’université
où elle autopsie les écrits féministes, à travers les héroïnes de
Simone de Beauvoir et Doris Lessing qu’elle oppose à la révolte intime
de Renée dans La vagabonde de Colette. Dans la foulée, elle
démonte "le couple Sartre-Beauvoir qui s’est révélé être un mythe
mythificateur et mystificateur ". Ce qui ne l'empêche pas de se réfèrer à
Sartre énonçant que "le regard se constitue en sujet et fige l’autre en
objet". Dans ce rapport de forces, poursuit Béatrice, "le plaisir est
une fleur coupée, mutilée. Quand la violence de l’homme s’exaspère, le
lit devient un harem, un champ de lutte". Puis, elle évoque Le Livre de Promethea
d’Hélène Cixous. "Au fond, Hélène Cixous, elle, montre que dans
l’amour, on cherche la dissemblance. Promethea, ce n’est pas ma
pareille, c’est ma différente. Même dans l’homosexualité, c’est la
différence de l’autre qui fascine", analyse Béatrice. Enfin, elle
s’interroge sur la manière dont les femmes utilisent le pouvoir quand
elles le prennent. Elle cite Saint-Just : "Tout art produit des
merveilles, l’art de gouverner produit des monstres".
Dans l’un de ses textes intitulé Le silence et la voix,
Béatrice analyse l’importance de la "voix off" chez Duras. A un moment,
on ne sait plus si Béatrice parle d’elle-même ou de Marguerite :
"L’histoire de ma vie n’existe pas. Ça n'existe pas. Il n’y a jamais eu
de centre, pas de chemin, pas de ligne. On croit que la vie se déroule
comme une route entre deux bornes, début et fin. Comme un livre qu’on
fraye, que la vie, c’est la chronologie. C’est faux. C’est par mémoire
que l’on croit ensuite ce qu’il y a eu".
Tout au long du film, les propos de Béatrice sur le féminisme sont
illustrés avec des œuvres d’écrivaines, de peintres et de cinéastes
méconnues car occultées par les livres d’histoire de l’art. Une
véritable anthologie féministe où l’on découvre La cité des dames
de Christine de Pizan, considérée comme la première femme écrivaine de
langue française ayant vécu de sa plume. Mais aussi Lavinia Fontana,
peintre et première femme être élue à l'Académie romaine. Ou encore
Romaine Brooks, portraitiste du monde lesbien, et Lois Weber, une
précurseure dans le cinéma et l’une des premières artistes à filmer la
nudité dans The Hypocrites. Après elle, Haydée Tamzali jouera dans Zohra, réalisé par son père Albert Samama Chikli, qui est considéré comme le premier film tunisien de fiction.
Subrepticement, des correspondances inédites se tissent et des
sororités nouvelles se nouent qui transcendent les genres et les
époques. Il y a plus de Béatrices invisibles qu'on ne le croit. Car
l’histoire du féminisme qui nous est conté ici reste à écrire. De plus,
"cette voix qui parle du fond du désespoir, de la perte, de la mort, et
qui pourtant désire complètement" décentre le regard du spectateur vers
un hors-champ, un hors-cadre et un hors-lieu. Plus encore, pour
emprunter à Martine Delvaux, l’auteure de Thelma, Louise & moi,
on dira que le travail de Hejer Charf fait surgir "cette chose qui a à
voir avec le lien des femmes entre elles et qui déborde tout lexique".
N’est-ce pas à cause de ou grâce à Marguerite Duras et Wassyla Tamzali
que la réalisatrice rencontre Béatrice, au cours d’une projection
parisienne de son précédent documentaire consacré à Maïr Verthuy. Cette
autre exilée, partie en 1965, la même année que Béatrice, du pays de
Galles au Québec, qui devient cofondatrice et première directrice de
l’institut Simone de Beauvoir à l’Université Concordia, où elle s’est
battue pour que les écrits des femmes soient enseignés, publiés, lus et
traduits.
Le siècle après Béatrice
En traversant le siècle avec Béatrice, on en apprend plus que tous
les livres d’histoire confondus. Et même quand il s’agit de scruter
l’avenir, ses analyses sont d’une étonnante lucidité. Elle considère
ainsi que la démocratie qui est la fierté de l’occident est entrée dans
l’ère du soupçon » et se demande si nous ne sommes pas à la dernière
phase de la décolonisation dont justement le printemps arabe a été une
manifestation. "Je pense qu’il peut y avoir un sursaut, ce que je moi
j’appelle l’humanisme", espère-t-elle. Mais une inquiétude demeure
concernant le conflit israélo-palestinien qu’elle perçoit comme "une
double tragédie, celle des Palestiniens qui se sont sentis spoliés,
humiliés et qui ont vécu l’occupation et sont privés d’État. Et celle
des Juifs qui ont été persécutés pendant des millénaires et voulaient
créer un État neuf, affirmer leur dignité. Ils se retrouvent
actuellement, c’est bien leur tragédie, les spoliateurs et les
colonisateurs ainsi que l’allié de l’impérialisme américain, en plein
Moyen-Orient arabe et musulman. Les puissances occidentales portent une
lourde responsabilité dans cette tragédie. Ils ont laissé faire la
solution finale, le pape était au courant. Ils ont laissé faire aussi
maintenant", dit Béatrice.
Comment ne pas tomber sous le charme de cette Béatrice qu’on aurait
rêvé avoir pour professeur, de sa mémoire féconde, de son engagement
bruissant du tumulte des utopies têtues et de son espérance toujours
recommencée comme la mer qui lui manque constamment. La mer de Valéry,
la mer de Duras qui "a tout pris" et la Marne qui se substitue à la mer
de Sidi Bou Saïd "qui marche avec le temps tout comme si c’était
possible". Béatrice raconte, se raconte, et son récit est "une source d'abondance, une bibliothèque",
comme le dit si bien Ariane Mnouchkine, une archive dont on a envie de
tout lire et relire et même de compléter. Quand Béatrice évoque les
bidonvilles de Nanterre, on pense ainsi au roman de Azouz Bagag, Le Gone du Chaâba, ou encore au film de Bourlem Guerdjou, Vivre au paradis.
C’est aussi une mémoire fragmentée en ses milles éclats que Hejer
Charf agence dans des cadres en expansion qui ouvrent sur des
profondeurs inouïes comme cette fenêtre dans le dos de Béatrice. Et
puis, il y a les fleurs, les bouquets de Béatrice, les coquelicots de
Godard, les "mille et mille iris" de Colette et les marguerites de
Hejer. Autant d’éclosions qui peuplent l’avenir, aurait, sans doute, dit
Béatrice.
Il y a aussi les références cinématographiques à Godard et Duras, les
cartes postales colonialistes, les slogans de Mai 68 qu’on reprendrait
bien dans une révolution à venir, et les citations d'écrivains, parfois
tronquées, telle la fin des Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand que Pierre, le fils de Béatrice, s'amuse à transformer:
"Il est six heures du matin; j'aperçois la lune pâle et élargie;
elle s'abaisse sur la flèche des Invalides à peine révélée par le
premier rayon doré de l'Orient : on dirait que l'ancien monde finit, et
que le nouveau commence. Je vois les reflets d'une aurore dont je ne
verrai pas se lever le soleil. Le monde de demain appelle d’autres
peintres. A vous messieurs".
Sans oublier les merveilles du montage et des transitions comme ce
ciel étoilé qui sert de décor à la voix off de Béatrice évoquant un
souvenir tunisien : "Encore vivant sous mes paupières, Électre de
Giraudoux présenté au théâtre romain de Dougga à ciel ouvert. La pièce
se déroule de la nuit jusqu’à l’aube". La dernière réplique de la pièce
apparait plus que jamais comme une scène primitive qui prend place au
présent:
"- Comment cela s'appelle-t-il, quand le jour se lève, comme
aujourd'hui, et que tout est gâché, que tout est saccagé, et que l'air
pourtant se respire, et qu'on a tout perdu, que la ville brûle, que les
innocents s'entretuent, mais que les coupables agonisent, dans un coin
du jour qui se lève ?
- Cela a un très beau nom, femme Narsès. Cela s'appelle l'aurore."
De par sa forme, Béatrice un siècle renouvelle le documentaire
d’auteur en tant qu’objet rhizomatique pensant où sont mis en relation
voix, images, textes, signes, références, expériences, témoignages,
idées et espoirs, passé et présent. Après son film "Autour de Maïr" et
celui qu'elle a produit avec Anna Karina, l'actrice fétiche de Godard,
le projet de Hejer Charf ne consiste-t-il pas finalement à monter un
musée de la mémoire, historique, féministe et artistique: un pharmakon
pour nos rétines futures. Tout un concept, en somme, qui revient à
interroger Les politiques de l'image, tel que l'entendait Walter Benjamin.
A la fin, puisqu'il faut que cela finisse, l’image qu'on retiendra
de Béatrice Slama, c’est celle où, debout dans son salon, elle se
prépare au tournage du film en coiffant ses cheveux avec ses mains.
Tournée au ralenti, cette éblouissante fulguration condense l’être de
cette femme, maintenant si familière, éternellement jeune, libre et
intelligente.
* Initialement publié sur Mediapart le 7 janv. 2019.