Alaphilippe, la déception...
Dans la sixième étape, entre Mulhouse et La Planche des Belles Filles (160,5 km), victoire du Belge Dylan Teuns (Bahrain). Julian Alaphilippe cède, pour six secondes, son maillot jaune à l’Italien Giulio Ciccone. La montée finale avait été rallongée d’une partie en chemin blanc, concassé et damé…La Planche des Belles Filles (Haute-Saône), envoyé spécial.
Et il n’y eut soudain dans leur pédalée qu’une exigence secrète de macération à peine trahie par la ruse des uns, la bravoure des autres. Dans le secret de leur intimité, propageant maladroitement leur confusion, certains savent désormais tout d’eux-mêmes. Si nos «forçats» de Juillet, impassibles ou contraints, savent d’ordinaire se nourrir de la maturation convulsive des tragédies empruntées aux Illustres – ceux qui hantent les grands livres d’Histoire du genre –, l’instant présent livrait à la part du cœur ce qu’il reste parfois d’héroïsme chez les possédés des drames classiques. Entrant dans sa phase émotion et frisson, le Tour, nolens volens, offrit le premier don fondamental de son héritage, ce (petit) bout de vérité mise à nue. Nous quêtions ce 11 juillet, date où les grimpeurs devaient enfin surgir d’une claire définition. Ce fut comme pour la disparition d’un proche: attendre est difficile, ne plus attendre est pire.
Dans l’apprentissage du pays en élévation, les ascensionnistes disposèrent d’un avantage hautement supérieur. Par le profil de cette sixième étape, bien sûr, jonché de sept cols à donner le tournis, dont trois classés en première catégorie: Le Markstein (10,8 km à 5,4%), le Grand Ballon (1,3 km à 9%), le Hundsruck (5,3 km à 6,9%), le col des Croix (3,3 km à 6,1%), le col des Chevrères (3,5 km à 9,5%), puis la montée finale vers La Planche (7 km à 8,7%). Mais aussi parce que ces hommes sans chair, irascibles et tempétueux en diable, osèrent se jouer du patrimoine et tentèrent d’en dompter les dangers, d’en braver les frontières. Et ils furent servis.
Sous un ciel ourlé de plomb d’où jaillissaient des gouttes inquiétantes et des températures en-dessous de dix degrés sur les sommets, quatorze échappés ouvraient la voie. Les difficultés s’enchaînèrent par accumulation et, avant d’aborder le col de Chevrères, les coureurs déboulèrent à belle allure dans le village de Miellin, à 23 kilomètres de l’arrivée. Le chronicoeur eut alors une pensée pour l’un des hauts lieux de la mémoire locale, longtemps atrophiée. En témoigne une stèle, inaugurée en 2011 seulement: voilà quatre-vingt ans, des Républicains espagnols, hommes, femmes et enfants, furent ici internés dans un camp (moins connu que ceux du sud), dont de nombreux camarades de combat temporairement vaincus à la cause. Il ne reste rien – hors cette stèle arrachée au silence grâce à la pugnacité des héritiers – pour témoigner de ce drame vécu dans la partie vosgienne de la Haute-Saône.
De ce moment-là renaquit l’idée que l’homme s’élevant s’informe de son propre mystère. L’une des vocations du Tour. Et lorsque le sérieux de la bagarre s’engagea, nous réalisâmes que les favoris étaient déjà dans La Planche des Belles Filles, rallongée à son faîte de 1100 mètres. D’autres énigmes allaient se dévoiler, ou pas. La plus conséquente concernait Julian Alaphilippe, ceint de ce jaune éphémère et promis aux enfers. A mi-pente, nous le crûmes en danger sous l’emprise des Movistar de Nairo Quintana, des Ineos et des FDJ de Thibaut Pinot, l’enfant du pays (son père est maire du village de Mélisey). A l’avant, deux heureux rescapés de l’échappée se disputèrent curieusement la victoire, qui revint au Belge Dylan Teuns (Bahrain), tandis que l’Italien Giulio Ciccone pour six secondes, ravissait le paletot en or d’Alaphilippe.
Ce dernier, pourtant impérial dans la partie terminale la plus éprouvante, plaça un contre trop tardivement, suscitant d’ailleurs la réaction de Geraint Thomas et de Pinot, les seuls leaders à distinguer en ce théâtre antique. Car c’était un spectacle hallucinant de voir ces cyclistes «modernes», à la limite de la robotisation, redécouvrir une portion «à l’ancienne»: un tertre de chemin blanc concassé et damé, avec un passage à 24%. Signalons que nous vîmes Romain Bardet à la limite de l’agonie, dépassé par les événements. La douleur de grimper devint soudain chez lui un étrange cauchemar. Inquiétant…
Dès lors, ce Tour au ventre affamé nous était vaguement communiqué par l’ardeur et l’énergie. De quelle allégorie surgissait-il? Et de quelle souffrance maîtresse les coureurs domestiquaient-ils ces cailloux, ces étroits chemins? Pour la quatrième arrivée en haut de cette cime de sauvagerie naturelle, un invariant titillait le chronicoeur, qui n’oubliait pas, en effet, que les trois derniers porteurs du maillot jaune au soir de La Planche (Wiggins en 2012, Nibali en 2014, Froome en 2017) remportèrent toujours l’épreuve à Paris cette année-là. Il semble que les temps changent: inutile de préciser que Giulio Ciccone n’entrera pas dans ce cercle fermé. Les amoureux de La Planche des Belles Filles apprécieront sûrement. Mais les historiens se souviendront que le nom charmeur de l’endroit cache, lui, une histoire légendaire. En 1635, en pleine guerre de Trente Ans, des mercenaires suédois avaient massacré tous les hommes des vallées de la Savoureuse et du Rahin, avant de pourchasser les femmes de la région. Celles-ci se jetèrent dans les eaux du lac pour échapper à leurs bourreaux. Une seule d’entre elle parvint à s’échapper de ce suicide collectif. D’où l’origine du nom: La Planche-des-Belles-Filles… La montagne offre parfois une revanche à l’esprit, qui la lui rend bien.
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 12 juillet 2019.]