Sur le modèle noir au Musée d’Orsay

Publié le 10 juillet 2019 par Aicasc @aica_sc

L’exposition Le modèle noir de Géricault à Matisse quittera bientôt  le Musée d’Orsay pour se rendre tout près de nous au Mémorial ACTE en Guadeloupe, où elle sera visible à la prochaine rentrée. J’avais visité l’exposition en avril, et n’avais pas encore partagé mes notes. Les voici. 

L’exposition découle de la thèse de Denise Murrell, chercheuse et post doctorante de la Ford Foundation  à la Wallach Art Gallery, Columbia University de New York . Une première étape de l’exposition s’est déroulée justement à la Wallach Art Gallery  avec commissariat de la chercheuse sous le titre Posing modernity : the black model from Manet and Matisse to today.  Son exposition partait d’Olympia de Manet en s’intéressant à la servante à laquelle personne à l’époque n’avait prêté attention malgré le scandale soulevé par la toile.  Denise s’est posé la question des rapports genrés et raciaux entre modèles et artistes dans la scène artistique de Manet à Matisse, poussant le regard jusqu’aux artistes actuels, ce qui lui permettait de passer implicitement des modèles noirs aux artistes noirs africains-américains.

Edouard Manet
Olympia

L’exposition, visible en ce moment au Musée d’Orsay, est assez différente de son étape américaine, même si Denise Murrell y est co-commissaire aux côtés de Cécile Debray, Stéphane Guegan et Isolde Pludermarcher. L’étape parisienne a, d’un côté, élargi le propos pour inclure une vue historique sur la question noire en France, entre la fin du XIX et la première moitié du XX siècles, comprenant donc les jalons historiques qui ont nourri les artistes de la période : la révolution française, l’indépendance d’Haiti, l’abolition de l’esclavage, la période coloniale jusqu’à l’émergence du concept de négritude ; et d’un autre côté, l’exposition s’est limitée à la période allant jusqu’aux œuvres tardives de Matisse (années cinquante). Les seules œuvres récentes admises sont des remix ou des relectures d’Olympia. Du coup la situation est très différente de celle de l’étape américaine, qui incluait des oeuvres d’artistes africains-américains avec modèles noirs. On aurait pu avoir quelque chose d’équivalent à cela en France, si l’étape française s’était étendue jusqu’aux jours actuels, montrant éventuellement le regard d’artistes noirs français sur le modèle noir, mais ce n’est pas le cas.

Le musée d‘Orsay  de son point de vue, en tant qu’institution française muséale, a innové en s’intéressant au modèle noir, une première dans un musée français, où la représentation des noirs reste très marginale. En plus du changement du cadre temporel, les curateurs de la deuxième étape de l’exposition, ont évacué les questions de genre pour s’intéresser au « modèle non seulement comme  individu regardé et représenté par l’artiste mais aussi en tant qu’exemple, en tant que modèle porteur de valeurs », comme signalé par Stéphane Guégan. Ils ont eu  le mérite de faire des longues recherches pour identifier un certain nombre de ces modèles, et pour changer les noms de certains tableaux, jugés offensants  (« portrait d’un nègre » peut devenir « portrait de Joseph » si on connait le nom du modèle ou « portrait d’un homme » si on ne le connait pas). C’est intéressant comme idée. Le nom initial de l’œuvre reste cependant important ; l’éliminer reviendrait non pas à évacuer le préjugé racial qui était présent lors de la création de la toile, mais simplement à le masquer. Les recherches autour de l’identité des modèles m’ont beaucoup touchée, même si cela ne concerne finalement que trois ou quatre modèles. N’empêche, c’est émouvant de voir le document signé par Joseph à l’école des Beaux-arts où il était modèle contractuel. On apprendra que sur six cent quarante modèles répertoriés aux Beaux-arts au début de XX siècle quarante sont noirs.  Dans le cas de Joseph sa longévité permet de le voir représenté à différents moments de sa vie, et cela aussi est précieux.

Etude d’homme d’après le modèle de Joseph, Théodore Géricault, vers 1818-1819, huile sur toile

Emouvantes également  les recherches qui ont permis de juxtaposer aux peintures historiques, les esquisses préparatoires révélant par exemple, l’esquisse du torse de Joseph (nommé au départ Torse de nègre), par Géricault en 1818 pour le radeau de la Méduse.  Mais aussi Etude d’après un modèle féminin pour « A vendre esclaves au Caire » de Jean-Léon Gérôme, qui côtoie son œuvre A vendre, esclaves au Caire de 1873. On constate ainsi combien la gravité et l’individuation peu communes de l’étude sont noyées dans la peinture finale sous l’érotisation et l’exotisme de mise dans ce genre de tableau.

Théodore Géricault, Étude de dos (Joseph) © RMN-Grand Palais

Jean-Léon Gérôme (1824-19. 04), étude d’après un modèle féminin pour « À vendre, esclaves au Caire », vers 1872.

Absolument magnifique une étude d’après le modèle Joseph dit précédemment Etude de noir de Théodore Chassériau en 1839. On apprend que l’étude est une commande d’Ingres dont Théodore était l’élève. Une page d’un cahier de notes d’Ingres révèle qu’il avait donné des instructions extrêmement précises pour cette étude à Chassériau qui les avait suivies à la lettre. On apprend aussi que le Maître avait maintenu son élève et le modèle dans l’ignorance de son but (qu’il abandonnera par la suite) : faire un tableau de la chute du démon du paradis sur terre, d’où la pose très complexe demandée à Chassériau.

Théodore Chassériau, Étude d’après le modèle de Joseph

Des très belles œuvres, une exposition très dense mais pas toujours bien lisible, notamment dans son désir de parler de « modèles porteurs de valeurs ». On a dans cette partie, Dumas père et fils (surtout représentés par des caricatures), suivis de toute une série de vedettes noires:  Miss Lala, Delmonico, Chocolat,  Habib Benglia, Feral Benga, et l’évidente Joséphine Baker. La plupart des « modèles porteurs de valeurs » cités par l’exposition viennent donc du monde du cirque ou du spectacle vivant… On parle quand même de Césaire et de Lam mais j’ai eu l’impression que cela restait marginal…. On se demande où sont les peintres, les  sculpteurs noirs français. Il n’y en aurait eu aucun de la Révolution aux années cinquante?  J’ai été très gênée par le petit film de la Revue nègre dans lequel une très jeune Joséphine Baker danse divinement tout en écarquillant et roulant des yeux comme une caricature à l’américaine.… Gênée aussi par un texte  des curateurs à propos d’un tableau de Félix Valloton Soldats  sénégalais au camp de Mailly (1917). Selon ce texteles  français auraient accueilli les tirailleurs sénégalais avec sympathie contrairement aux allemands qui les auraient représentés comme des sauvages. Une affirmation surprenante, difficile à démontrer et in-fine, coloniale.

A propos du changement du cadre temporel, qui du coup ne permet pas d’inclure des artistes noirs français récents dont le regard sur le modèle noir aurait été légitime et nécessaire : quelle que soit la raison de ce changement, l’exposition est bien une exposition sur le modèle et non pas sur l’artiste noir. Et le modèle noir est un sujet légitime. Mais cela ne veut pas dire qu’on doive se priver d’explorer le regard des artistes noirs sur le modèle noir. Du coup un manque demeure et la question se pose de savoir quand dans une exposition thématique de cette importance, dans un espace muséale du port du Musée d’Orsay, ou dans un centre d’art contemporain de même poids, inclura-t-on finalement des artistes martiniquais, guadeloupéens, guyanais? Quand proposera-t-on des artistes noirs pour le pavillon français à Venise?

Je pense comme Eddy Firmin[i] que dans cette exposition on aurait pu et on aurait dû avoir des artistes martiniquais, guadeloupéens, guyannais… Et pour rester dans le cadre temporel défini, ne parlons pas d’artistes actuels, mais des artistes de l’atelier 45, par exemple.  Ce serait trop difficile, voire impossible, de retrouver des œuvres des artistes de l’atelier 45 datant d’avant les années soixante-dix ?  Soit. En revanche, selon Christelle Lozère [ii] chercheur en art antillais du XIX et début du XX siècle, un certain nombre d’œuvres d’artistes historiques martiniquais et  guadeloupéens existent et sont accessibles. Elle parle par exemple de  Guillaume Guillon Lethière né en Guadeloupe en 1760. Ou encore du martiniquais Victor Fulconis, entre autres. Enfin on aurait pu et on aurait dû avoir dans la partie relectures et remix d’Olympia le tableau de Thierry Tian Sio-Po de Guyane  qui n’a rien à envier aux  américains exposés.

Thierry Tian Sio Po
La place de l’occidental dans la peinture caribéenne

Matilde dos Santos

[i] Eddy firmin, Corps noir capital discursif - Le modèle noir, de Denise Murell au Musée d’Orsay. Revue minorit’art N°3 L' ARTISTE NOIR, UNE FIGURE VIOLENTEE
PAR LA COLONIALITE DU SAVOIR.
[ii]Christelle Lozère, « L'existence ou non d'un art antillais (1923-1946). Vers une mémoire fracturée ? » dans Histoires orales alternatives dans la Caraïbe, 19ème-21ème siècles, Colloque de clôture - ANR ALTER, du 19 au 21 novembre 2018. Hôtel La Batelière