Dans mon précédent billet, j'ai analysé la situation de taux d'intérêt très bas dans la zone euro en la reliant à l'abondance d'épargne et aux politiques monétaires très accommodantes menées par la BCE. Dans ce contexte où l'argent semble quasiment gratuit, il m'est venu l'idée de rédiger un billet sur la nouvelle monnaie privée que Facebook souhaite créer : le Libra.
Qu'est-ce qu'une cryptomonnaie ?
Dans un sens très large, une cryptomonnaie est une monnaie qui emploie les techniques de cryptographie et circule sur un réseau informatique décentralisé, dans une logique de pair à pair (Peer-to-Peer). Autrement dit, cette monnaie ne s'appuie sur aucune Banque centrale et fait appel aux utilisateurs pour assurer l'émission et le règlement des transactions. Une cryptomonnaie est donc par nature une monnaie alternative à la monnaie légale, en ce qu'aucun agent économique n'est tenu de l'accepter en paiement.
[ Source : https://www.vie-publique.fr ]
Quoi qu'il en soit, bien que les crypto-monnaies fassent beaucoup parler d'elles dans les médias, elles ne représentent qu'une infime minorité des formes monétaires :
[ Source : Rapport sur les crypto-monnaies de Jean-Pierre Landau ]
Le Bitcoin, pionnier des cryptomonnaies
La plus emblématique des cryptomonnaies est évidemment le Bitcoin, apparue dans le paysage informatique en 2009 :
J'en avais déjà très souvent parlé sur mon blog, mais il est toujours bon de rappeler comment fonctionne en pratique le Bitcoin, pour mieux saisir le fonctionnement des crypto-monnaies. Commençons par ce schéma, qui explique comment se déroule une transaction en Bitcoin :
[ Source : Les Échos ]
Le système Bitcoin - qui fait partie du domaine libre - repose sur une chaîne de bloc (la célèbre blockchain en anglais), qui est un journal de transactions partagé et public. Il s'apparente ainsi à un système d'échange de fichiers du type peer-to-peer comme BitTorrent. Dès lors, tout utilisateur devra télécharger sur son ordinateur ce journal de transactions et se verra attribuer une adresse bitcoin protégée par une clé privée :
[ Source : Bitcoin.org ]
En pratique, un utilisateur peut obtenir des Bitcoins en les acceptant en tant que paiement pour une vente, ou en les achetant notamment sur une bourse d'échange en ligne comme Coinbase ou Bitstamp. À terme, le système a été conçu pour que le montant maximum de Bitcoins en circulation ne dépasse pas environ 21 millions d'unités.
Tout cela semble très intéressant, mais à l'origine il a bien fallu créer les premiers bitcoins et les distribuer. C'est là qu'intervient un processus appelé "minage", qui consiste à créer des bitcoins et à les affecter à une personne (le "mineur") qui aura contribué à vérifier la validité des opérations en installant sur son ordinateur un logiciel spécifique à cet effet. Ces mineurs sont donc rémunérés à mesure des calculs effectués, mais la forte concurrence entre ces personnes pour obtenir de nouveaux bitcoins et la puissance très importante de calcul nécessaire (d'où l'important déploiement d'énergie...), rendent le minage de plus en plus difficile sinon impossible.
Le Bitcoin s'apparente donc à un projet libertarien, dont la finalité première est de se passer de l'État pour les questions monétaires, ce qui soulève de nombreuses questions : qui peut arrêter la spéculation en bitcoin ? En l'absence d'une autorité régulatrice centrale, que se passe-t-il lorsque des bitcoins sont détournés ? Comment s'assurer que le Bitcoin ne sert pas uniquement à des activités illicites dans le Dark web? etc. De plus, comme le Bitcoin n'est lié à aucune monnaie ni a aucun actif, et que le marché de cette cryptomonnaie demeure tout de même peu profond, la valeur du Bitcoin peut facilement connaître des fluctuations de grande ampleur, avec des épisodes dignes d'être qualifiés de bulles !
L'offensive monétaire de Facebook
Après ce long détour qui aura, je l'espère, permis au lecteur de se familiariser avec les cryptomonnaies, venons-en au cœur de notre sujet : l'annonce par Facebook de la création d'une filiale dédiée au développement d'une cryptomonnaie appelée Libra avec un portefeuille (wallet in english) répondant au doux nom de Calibra.... Bref, il s'agit de créer une monnaie basée sur une infrastructure a priori non bancaire. Pour en comprendre les tenants et aboutissants, disponibles dans un libre blanc, voici une petite vidéo réalisée par les Échos :
Vous l'aurez compris, Facebook cherche impérativement un relais de croissance à son actuel modèle publicitaire et a bien compris qu'avec 2,7 milliards d'utilisateurs, il pourrait en convertir un certain nombre en consommateurs/utilisateurs de la Libra, d'autant que sur la planète finance 1,7 milliard de personnes sont exclues du système bancaire classique et n'auraient alors besoin que d'une connexion à Internet et d'un portefeuille électronique. Rien d'étonnant donc à ce que les banques voient cette initiative d'un très mauvais goût, tandis que MasterCard et Visa ont joué des coudes pour être de la partie... Bien que les détails de son fonctionnement soient encore assez flous, on sait à ce stade que Facebook s'est associé à 27 entreprises pour assurer le pilotage de cette monnaie dans le cadre d'une association à but non lucratif (sic !) basée à Genève :
[ Source : Le Figaro ]
De plus, afin d'éviter la forte volatilité que connaissent les autres cryptomonnaies comme le Bitcoin, la Libra devrait être liée à un panier de devises et d'actifs financiers sûrs (en tout cas réputés peu volatils), acheté avec les fonds versés par les 28 entreprises partenaires. Nous voilà donc revenus au tout début de l'histoire des Banques centrales, où le conseil d'administration était tenu par les grandes fortunes qui pouvaient faire la pluie et le beau temps sur le monde financier, sauf que dans le cas de la Libra le capitaliste obtient un nœud dans le réseau. Or, au vu du gigantisme du projet, il n'est pas certain qu'un tel fonds de réserve sera de taille suffisante pour lisser les fluctuations...
Et bien que Mark Zuckerberg ait promis que les données récoltées sociales ne seraient pas confondues avec les données financières, les récents scandales dans lesquels est impliqué Facebook laissent planer un doute. Ce d'autant plus que l'on parle déjà dans ce projet "d'identité numérique décentralisée et portable", qui me rappelle inévitablement l'idée de Zuckerberg de faire du profil Facebook un passe universel pour vivre dans l'ère numérique...
Imaginez alors juste une seconde quel pouvoir détiendrait une entreprise privée qui émet sa propre monnaie et peut par ailleurs connaître les détails les plus intimes du profil de ses utilisateurs, que ces derniers ont fort généreusement accepté de concéder en racontant leur vie sur les réseaux sociaux... Refaite à présent le même exercice de pensée avec 28 entreprises, qui pourraient dans un premier temps vous récompenser en libras de leur avoir fourni vos informations, avant de vous proposer à terme des crédits sur mesure pour consommer encore plus (chez elles)... Voilà le prototype d'un cauchemar capitaliste sans commune mesure dans l'histoire économique, même si les grandes entreprises de l'ère numérique comme Alibaba en Chine sont déjà dans une moindre mesure engagées sur la même voie (voix du peuple ?) ! D'où des craintes exprimées de manière plus ou moins officielle, et que les régulateurs (SEC, CFTC, AMF...) et Banques centrales ont bien entendues.
En définitive, sous couvert d'une utopie monétaire planétaire, c'est vers une forme de dystopie d'une rare complexité que l'on s'achemine dans le plus pur style orwellien, puisque celle-ci sera affublée du doux nom de Libra (liberté, sic !). Le système monétaire était déjà entre les mains du privé (les banques) et voilà qu'il pourrait arriver dans celles des géants du numérique : c'est ce qui s'appelle tomber de Charybde en Scylla. Gageons que les chefs d'États seront cette fois capables de s'entendre sur une riposte commune pour éviter la constitution d'un tel monstre monétaire, qui les déposséderait des derniers attributs d'une souveraineté déjà partiellement abdiquée à la finance !