Ce livre étiqueté théâtre s’apparente fort bien à de la poésie. Puisqu’au commencement était le verbe, le verbe résout par là même toute tentative d’équivoque à cet égard. Le lecteur en décidera. S’il ne s’agit pas d’exercice de style au sens novateur, l’exercice est tout au moins stylé. Cette pièce en quatre actes est présentée ainsi : « Les dialogues réels ou fantasmés mettent en correspondance le songe d’Abimélek, roi de Ghérard, avec l’intervention de l’ange lors du sacrifice d’Isaac sur le mont Moriah. Six poèmes chorégraphiés au prologue, sont repris dans la pièce. » On connaît moins l’épisode biblique où Abimélek enlève Sarah, la femme d’Abraham, la croyant sa sœur que celui où Dieu demande à Abraham de lui sacrifier son fils Isaac ; épisode qu’on appelle également : la ligature d’Isaac. C’est la mise en correspondance de ces deux épisodes qui forme la matière de « La Déligature ». Poésie certes, mais avec une histoire mise en scène, des personnages, des décors et des didascalies comme il se doit (« les vers des trente-quatre strophes sont projetés en continu sur le fond de la scène »). Abimélek est le seul personnage véritablement incarné, les autres étant définis par leur fonction, parfois insignifiante socialement parlant, et ainsi désincarnés ; comme les Cinq gardes, Elle et Lui, et carrément la Voix-off. Avec Le fils et Le page, le casting est au complet. Si Abimélek est le personnage central de la pièce, la « voix d’Abimélek » en est un autre, parfois dans la même scène et bien qu’absent du générique. Conscience ? Voix schizophrénique calculant le chemin de sa défaite et au bout sa contrition (« Le gant jeté à terre je ne le relève plus / Me revoici main nue ») ? Quoi qu’il en soit, c’est le verbe qui donne sa valeur au texte, plus que son contenu affiché. Et ce, même si la parole exégétique de Christine Bonduelle sert sa position sur ce sujet. Le titre déjà évoque cette mise à distance de la souffrance mythique : « Là où me brûlent les rigoles / Creusées de l’ancienne corde / Je rirai ». Les situations reflètent l’ambiance du Grand Livre selon sa résonance poétique, en dépit de la patte de l’auteure s’inscrivant par le rythme en des vers très courts où le verbe (en tant que catégorie grammaticale) est souvent absent. Ce qui confère au dialogue entre les personnages une tonalité froide (éthérée ?), parfois monocorde. On rappellera de ce point de vue que le rythme est une constante chez Christine Bonduelle comme en témoignent ses recueils précédents. Ici et là plane l’ombre de Mallarmé : « Capitulatoire langue / Qu’esseule son muscle / Arqué de désir / Sens rendant l’arme / Du sens ». On dira une langue dans la langue, en vue d’abstraire la matière sensible de derrière les mots, véritable révélation ; comme pour déligaturer le logos avant tout, afin de révéler toujours plus sa sensualité. C’est ici que commence le travail de poésie. Ce ton rythmé, mat et haché ne délaisse pas pour autant l’humour, voire une tendance à l’iconoclasme, à la manière d’un Saint François d’Assise moderne croisant un Jarry religieux peut-être ? Ainsi le livre démarre en ces termes : « L’âme se culotte toujours d’abord / Se soutient gorge ». « La Déligature » se réapproprie le message initial (d’amour et d’appel à la créativité émancipatrice) galvaudé par la morale judéo-chrétienne connue à ce jour. Rire et humour, à l’occasion instruments de critique et de dialectique, ne sont pas, il est vrai, les expressions les plus marquantes des livres sacrés. On peut imaginer enfin, le cas échéant, que le spectacle vivant sur une scène dispenserait au public toute la substance du texte, toute sa moelle, en insufflant la vie aux mots, en prêtant une voix inspirée au corps du langage.
Mazrim Ohrti
Christine Bonduelle, La Déligature, éditions Tituli, 2017, 104 p., 14€.