Fernando Pessoa – Ultimatum

Par Stéphane Chabrières @schabrieres

AVIS d’expulsion à tous les mandarins de l’Europe !
Dehors !
Dehors !

Hors de ma vue que tout cela !
Dehors tout cela ! Du balai !

Vous tous, les chefs d’État, incompétents en vadrouille, baquet d’ordure renversé devant la porte de l’Indigence de notre Époque ! Hors de ma vue que tout cela.

Tout le monde dehors !
Ultimatum à tous, et à tous ceux qui leur ressemblent !

Faillite générale de tout à cause de tous !
Faillite générale de tous à cause de tout !
Faillite des peuples et de leurs destins — faillite absolue !

À présent c’est la guerre, le jeu où l’on pousse d’un côté, où l’on tient la porte de l’autre ! J’étouffe de n’être entouré que de cela !
Laissez-moi respirer !
Ouvrez toutes les fenêtres !
Ouvrez plus de fenêtres que toutes les fenêtres qu’il y a dans le monde.

Laquais ! vous êtes incapables d’avoir une Aspiration, bourgeois du Désir, paumés du comptoir instinctif ! Oui, vous tous qui représentez l’Europe, vous tous les politiciens à l’affiche dans le monde entier, vous les littérateurs, les chefs de file des courants européens, vous qui êtes censés représenter quelque chose pour quelque chose dans ce maelström de thé fade !

Grands-Hommes de Lilliput-Europe, passez sous les fourches caudines de mon Mépris !
Passez donc, vous les ambitieux du luxe quotidien, convoitises des couturières des deux sexes… Passez, vous les plumitifs des courants sociaux, des courants littéraires, des courants artistiques, revers de la médaille de l’impuissance à créer !
Passez, radicaux du Peu, incultes de l’En-Avant qui n’avez que le pilier de l’ignorance pour porter votre audace !
Passez, géants de la fourmilière, imbus comme vous l’êtes de votre personnalité de fils de bourgeois, avec votre rage de grande-vie dérobée dans le garde-manger paternel, et l’inextirpable atavisme de vos nerfs !
Passez, vous les bâtards ; passez, vous les faibles qui ne chantez que la faiblesse, vous les ultra-faibles qui ne chantez que la force, bourgeois ébahis devant l’athlète de foire que vous voulez créer dans votre indécision fébrile !
Passez, fumier épileptoïde sans grandeurs, ordure-hystérie des spectacles, sénilité sociale du concept individuel de jeunesse !
Passez, moisissure du Neuf, marchandise avariée dès le cerveau d’origine !
Passez et n’y revenez plus, bourgeois de l’Europe-Totale, parias qui aspirez à la grandeur ostentatoire, provinciaux de Paris !
Passez décigrammes de l’Ambition, grands à la faveur d’une époque qui mesure la grandeur en centimilligrammes !
Passez, « sensibilités délicates » qui manquez simplement d’épine dorsale, passez constructeurs de conférence et de comptoir, tas de briques qui prétendez ressembler à une maison !
Passez, cérébraux des faubourgs intensifs de coin-de-rue !
Luxe inutile, passez, vaine grandeur à la portée de tous, triomphante mégalomanie du villageois de l’Europe-village ! Vous qui confondez l’humain et le populaire, l’aristocrate et le hobereau ! Vous qui confondez tout, qui trouvez toujours quelque chose à dire quand vous ne pensez à rien ! Passez donc, clarines bouillons et copeaux !
Passez donc, prétendants aux rognures de couronne, lords en sciure, seigneurs féodaux de Châteaux en carton-pâte !
Passez, adeptes de l’hypnotisme domestique, despotes de votre voisine de palier, casernier de la Discipline stérile qui ne coûte rien !
Passez, traditionalistes infatués de vous-mêmes, anarchistes sincères par-dessus le marché, socialistes qui invoquez votre qualité de travailleurs pour vouloir cesser de travailler ! Passez donc, routiniers de la révolution !

Passez, végétariens, teetotalers, calvinistes des autres, kill-joys des surplus de l’impérialisme !

Passez donc ! Passez une fois pour toutes !

Viens jusqu’à mon Dégoût, frotte-toi enfin contre les semelles de mon Dédain, grande finale des imbéciles, conflagration-sarcasme, flambée de fumures, synthèse dynamique du statisme inné de l’Époque !
Traîne-toi et rampe, impuissance à faire du bruit !
Toi les canons, traîne-toi en déclamant ton incapacité d’avoir plus d’ambition que de boulets, et plus d’intelligence que de bombes !

Proclamez bien haut que nul ne se bat pour la Liberté ou pour le Droit ! Tout le monde combat par peur d’autrui ! L’envergure de leurs dirigeants n’a pas un mètre de plus que ces millimètres !
Ordures bellico-fanfaronne ! Latrines européennes de la scission boursouflée des Mêmes ! Qui leur fait confiance ?
Qui fait confiance aux autres ?
Rasez les poilus !
Tonsurez le troupeau tout entier !
Renvoyez-les chez eux éplucher des patates symboliques !
Lavez ce baquet de salmigondis inconscient !
Accrochez une locomotive à cette guerre !
Mettez un beau collier à tout cela et partez l’exhiber en Australie !

Hommes, nations, desseins, tout est nul !
Faillite de tout à cause de tous !
Faillite de tous à cause de tout !
D’une manière complète, totale, intégrale :

Merde !
Merde ! merde ! merde ! Merde ! merde ! merde ! Merde ! merde ! merde !

L’Europe a faim de Création et soif d’Avenir !
L’Europe réclame de grands Poètes, réclame de grands Hommes d’État, réclame de grands Généraux !
Elle réclame le politicien qui construise consciemment les destinées inconscientes du Peuple ! Elle réclame le Poète qui recherche ardemment l’immortalité sans se préoccuper de la renommée qui n’est bonne que pour les actrices et les élixirs de la pharmacopée !
Elle réclame le Général qui combatte pour le Triomphe Constructif et non pour la victoire qui n’est que la défaite des autres !
De tels Politiciens, de tels Poètes, de tels Généraux, l’Europe en réclame à foison !
L’Europe réclame la Grande Idée dont seraient investis ces Homme Forts — l’Idée qui porterait le nom de sa richesse anonyme !
L’Europe réclame l’Intelligence Nouvelle qui serait la forme de sa Matière chaotique !
Elle réclame la Volonté Nouvelle qui dresserait un Édifice avec les pierres-de-hasard de ce qui est aujourd’hui la Vie !
L’Europe réclame des Seigneurs !
Le Monde réclame l’Europe !

1917

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Fernando Pessoa (1888-1935) Álvaro de Campos, Ultimatum, Portugal Futurista, nº 1. Lisboa: 1917 – Extraits de Ultimatum (Unes,1993) – Traduit du portugais par Michel Chandeigne et Jean-François Viegas.