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(Note de lecture), Anne-Marie Albiach, La Mezzanine, par Isabelle Baladine Howald

Par Florence Trocmé

Anne-Marie Albiach, enfermée dehors comme dedans

Anne-Marie Albiach  La Mezzanine
Claude Royet-Journoud et Marie-louise Chapelle ont édité au Seuil, dans la merveilleuse et impeccable collection de Maurice Olender, « la Librairie du XXIème siècle », La Mezzanine, sous titré « le dernier récit de Catarina Quia » d’Anne-Marie Albiach. L’enveloppe contenant ces textes très travaillés a été trouvée dans les papiers d’Anne-Marie-Albiach après sa mort en 2012. L’ensemble est inachevé, ce qui était peut-être le projet même, comme le souligne Jacques Roubaud dans sa préface en 5 parties et nombreux fragments numérotés, plus intelligente et émouvante que toute théorisation détaillée. Trois cahiers et un récit composent cet ensemble, qui se tient parfaitement, dont Jacques Roubaud souligne « l’audace … avant tout formelle : ne pas dissimuler le contexte proprement infernal de la composition ». Lutter avec le texte mais aussi avec sa forme, c’est peut-être ce qui pourrait définir en partie le travail d’Anne-Marie Albiach, ici comme ailleurs.
A la fois journal (écrit à Ste Anne à Paris où elle est obligée de séjourner en raison de grandes difficultés psychiques, chez sa mère ou dans son propre appartement, selon ce que j’ai pu comprendre, elle-même dévorée d’angoisses et d’obsessions), et élaboration fictionnelle, les textes bouleversent par la douleur proférée mais aussi par la lucidité proprement implacable dont Anne-Marie Albiach fait preuve envers elle-même (envers les autres également, majoritairement amis ou amants masculins).
La figure inventée de Catarina Quia, qui lui sert aussi de double, sans que l’on puisse jamais rabattre ce personnage à la moindre interprétation psychologisante, et une énigmatique Anne-Lisa, permettent d’élaborer avec une certaine distance le récit prosaïque, parfois difficilement supportable quant à ce qu’il révèle de souffrance et de solitude. On pense souvent aux Journaux d’Alejandra Pizarnik ou au Journal d’Alix Cléo-roubaud  : « Catarina Quia aurait voulu être Fiction, Fiction d’elle-même, afin de pouvoir se dire. Mais qu’était-elle, et qui ? ». « Assez vivement fatiguée par ce doublage de soi » et comment ne pas l’être, jamais apaisée, jamais tranquille, jamais sans mille inquiétudes (« où est le stylo vert de Claude ? », souci du destin de ses bijoux, d’un pull destiné à Gisèle Celan-Lestrange, toutes choses minuscules, futiles, essentielles à la simple sensation d’être en vie).
La peur, le rapport au corps (le corps du malade assommé de tranquillisants et neuroleptiques divers change, Anne-Marie Albiach est une femme qui se voit elle-même sans aucun faux-semblant, à tous points de vue) et l’amour, si recherché, si présent, si malheureux enserrent le cœur et le corps douloureux : « L’Angoisse muette, assourdie, habitait le corps de Catarina Quia. Le dedans l’enfermait – le dehors également ». Sans issue dans quatre murs, où que ce soit. L’amour parcourt chaque page mais également la haine, haine de soi, haine perçue chez l’autre, dégoût, fuite du désir ou désir malgré tout, hantise de l’enfantement.
La beauté n’est plus perceptible, il n’en est jamais question, pas plus que de ce qui fait notre possibilité de vivre quelque part, ville aimée, quartier ou la nature, tous absents.
Le cadre, c’est le cadre des quatre murs d’une chambre, à l’hôpital ou chez soi, le temps est celui des médicaments et de la recherche du sommeil, de l’observation du corps abimé, des cheveux qui restent beaux, de la visite ou de l’absence des fidèles et des infidèles, des lettres qui rassurent de de celles qui ne répondent pas à son espoir d’être comprise, et aimée.
Le tribut à payer à l’institution psychiatrique est lourd, en tout ce qu’il faut supporter des « soignants », du voisinage, de l’enfermement, de l’attente d’une autorisation de sortie, attente pourtant ambivalente car l’institution est aussi un abri, une sécurité, faut-il le souligner… et le travail psychanalytique ici sans résultat.
La Mezzanine est un lieu sans lieu ? En hauteur pour un détachement qui pourrait soulager ? Je ne sais pas.
Les textes d’Anne-Marie Albiach renforcent encore davantage l’admiration que nous avions déjà pour son travail poétique, réuni chez Flammarion par Yves di Mano en 2014 sous le titre Cinq le chœur, ensemble infiniment précieux car les textes étaient édités un peu partout, à petits tirages. Ils n’éclairent pas son travail poétique, en aucun cas. Ils permettent d’y retourner en en mesurant simplement davantage l’effort.
Lire ce livre au début de l’été est éprouvant. Mais on peut aussi mesurer à l’aune de cette souffrance la chance qu’on l’on a eue d’avoir, par quel miracle, échappé à de telles douleurs : « sentiment de perte, et j’espère de respiration ».
De ce lieu de toute beauté duquel j’ai la chance de pouvoir écrire ces jours-ci sur Anne-Marie Albiach, je pense simplement à elle.
Isabelle Baladine Howald

Anne-Marie Albiach, La Mezzanine, le dernier récit de Catarina Quia, préface de Jacques Roubaud, collection « La librairie du XXIème siècle », Seuil, 2019, 270 p, 22€.


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