Dans plusieurs articles précédents, j'avais tenté d'établir une distinction forte entre les faits et leurs interprétations.
Les faits, c'est ce qui est donné dans l'expérience brute, sans déformation. Les interprétations, c'est l'effort pour trouver du sens dans ces faits, mais au prix d'une déformation.
Les faits, c'est pour moi l'expérience fondamentale : silence intérieur et ressenti viscéral. Les interprétations, c'est par exemple de dire que "tout est conscience", "L'individu est le jeu de la conscience", "L'évolution a un sens", "La conscience évolue vers le Bien" et ainsi de suite. Comme on voit, ces interprétations parlent du sens de l'expérience.
L'avantage de cette distinction est qu'elle semble préserver ces deux domaines : si une interprétation s'avère fausse ou dépassée, cela n'affecte en rien l'expérience. De plus, une telle attitude semble permettre une certaine tolérance. Cependant le prix à payer est d'admettre que l'expérience en elle-même n'a en quelque sorte rien à voir avec aucune interprétation, elle n'a pas de sens.
Or, c'est là une interprétation : je veux dire que cette distinction entre fait et expérience, accompagnée de l'affirmation que l'expérience n'a, en elle-même, aucun sens, est elle aussi une interprétation, pas une expérience.
Plus encore, l'expérience du silence et du ressenti est-elle dépourvue de sens ? Est-il vrai qu'en elle-même, l'expérience brute ne veut rien dire ?
Comme on dit "ce n'est pas mon expérience". Quand je plonge en moi, en ce Moi qui m'est plus intime que moi, je ne me trouve pas face à un fait neutre, insignifiant et muet. Si je devais risquer une analogie, je dirais que l'expérience est pour moi comme un livre. Un texte écrit dans une langue qui dépasse mon entendement mais qui, pour sûr, veut dire quelque chose. Le ressenti est une parole. Il exprime, communique, signifie, pour une raison simple : ce ressenti est conscience ; or, toute conscience est "conscience de", c'est-à-dire mouvement de signification ; donc langage.
Par "mouvement de signification", j'entends simplement la propriété que possède la conscience de désigner quelque chose, autre chose apparemment, qu'elle-même, ou bien elle-même. Par exemple, quand je regarde ce verre, ma conscience du verre est, aussi bien, "prise de conscience du verre" et, donc, "énonciation du verre". Tout se passe comme si cette conscience-du-verre était une parole silence qui "dit", sous forme de perception et en cet acte, le verre. La vision de ce verre est comme un discours, et le verre, là, sur la table, est le contenu de ce discours, ce qu'il dit. "Conscience" et "dire" sont synonymes. Dès lors, tout expérience, étant conscience, est parole. Tout expérience est un "dire". Donc toute expérience a un sens.A partir de là, il devient impossible de séparer faits et interprétations puisque tout fait est de l'ordre du langage, donc de l'interprétation.
Cependant, cela ne revient pas à dire que toute "lecture" soit individuelle seulement. Quand je lis un texte, je l'interprète, mais je ne l'invente pas. Je le découvre.Dans le cas de l'expérience du silence et du ressenti, je découvre une plénitude de sens, c'est-à-dire un sens dont aucun discours ne saurait venir à bout. Une parole simple, mais paradoxalement inépuisable. Je peux donc distinguer entre l'expérience brute, qui est une parole infinie, absolue, et mes interprétations, qui sont des efforts partiels pour traduire cette plénitude de sens dans les catégories de mon entendement. Mais c'est très différent d'une attitude qui consisterait à dire que l'expérience - le monde - n'a, en elle-même, aucun sens en dehors de ceux que je déciderai de projeter sur elle.
L'expérience a un sens. Le monde a un sens. L'expérience est intuition. Et le sens de la vie individuelle est justement de traduire cette intuition en discours. Donc je propose aujourd'hui de remplacer la distinction fait/interprétations par celle entre intuition et discours. L'expérience est comme un livre que je suis poussé à traduire, sachant qu'ainsi je le trahit. Mais c'est le paradoxe de la vie intérieure : l'intuition elle-même nous pousse à discourir alors qu'aucun discours ne sera jamais à la hauteur de l'intuition. C'est le paradoxe de la mystique qu'évoque Bergson : le mystique ne peut se résoudre à taire ce qui ne peut être dit. Et ce désir de l'impossible, comme tous les désirs, se nourrit précisément de la conscience de cette impossibilité. La frustration est source de créativité.
Chaque expérience a un sens, un sens qui dépasse l'entendement. Le sens de la vie est de traduire, d'exprimer et de partager ce sens. Si j'en viens à dire que "le monde n'a pas de sens", c'est seulement dans le sens où, parfois, la conscience de la plénitude du sens du monde me rend trop vive la conscience de la vanité de mes interprétations de ce livre infini. L'intuition humilie le discours. Mais c'est, finalement et toujours, pour mieux le relancer en le ressourçant. Le monde a donc un sens.