Epernay (Marne), envoyé spécial.
Traçant plein sud pour gagner l’Hexagone, nous eûmes tôt l’impression que le Tour entrait vraiment dans le vif, dès le départ Binche en vérité, ville-étape inédite de la province du Hainaut, où nous pensions avec attendrissement aux «Gilles», héros de son extravagant Carnaval, populaire et social, reconnu Patrimoine Immatériel de l’Humanité par l’Unesco. En laissant derrière nous la patrie d’Eddy Merckx, nous quittions aussi les plis enchevêtrés de cet esprit belge hors du commun, entrevu ça et là, au coin des zincs, sur les bords des routes, dans les regards hilares des supporters passés par le filtre de plusieurs générations, agglutinés près de la frontière à applaudir un peloton fuyant de 176 egos, tous happés, déjà, par de nouveaux reliefs.
Entre Binche et Epernay (215 km), avec un final digne d’une petite classique ardennaise, cette troisième étape s’annonçait chrématistique. Aristote n’aurait pas renié son concept. Quatre côtes plantées dans les quarante derniers kilomètres : face aux puncheurs qui sortiraient forcément du bois, quelques favoris étaient ainsi attendus dans «l’art du Tour» visant à l’accumulation de moyens d’acquisition en général. Le scénario qui en découla fut d’ailleurs d’une limpidité exemplaire. Cinq échappés prirent vite les devants (Stéphane Rossetto, Tim Wellens, Paul Ourselin, Yoann Offredo et Anthony Delaplace) et il fallut attendre les rampes de la côte de Nanteuil-la-Forêt (4e cat.) pour ressentir la nécessite de la contemplation, rehaussée d’un brin de folie espérée.
Trop espérée? Le directeur de course et responsable du tracé, Thierry Gouvenou, avait prévenu: «A la sortie de Reims, on est allés chercher plusieurs côtes qui s'enchaînent vite avec de forts pourcentages comme celle d'Hautvillers, et celle de Mutigny, qui ressemble quasiment au mur de Huy.» Pas étonnant que le Français Julian Alaphilippe, numéro un mondial, ait punaisé «Epernay» sur son calendrier, lui le double vainqueur de la Flèche Wallonne (2018, 2019) et du dernier Milan-San-Remo. «Les routes ne sont pas très grandes, expliquait Gouvenou. On finit par plonger sur Epernay, pour rechercher une arrivée en côte. Il y a un faux-plat et 300 mètres à 12-15%, propice aux puncheurs.»
Tandis que l’échappée du jour fondait au soleil dans une lente coulée de petite abnégation bien exercée, nous en vînmes donc à l’essence proprement ontologique de l’effort des cadors. L’enchaînement des côtes en question s’avéra assez dantesque et à haut risque. Et quand nous aperçûmes Alaphilippe se positionner, nous revinrent en mémoire ses déclarations d’avant-Tour, qui brisèrent le rêve de sentimentaux: «On ne me demande pas de viser le général, et ça me va parfaitement. Ce serait au détriment de mes qualités de base qui me permettent de gagner des courses. Je ne veux pas me disperser, j’ai vingt-sept ans, je suis en plein boum. Si je décide de m’investir à fond dans le classement général, ce sera aux dépens de tout ça et je n’en ai pas envie aujourd’hui.»
A l’avant, le Belge Tim Wellens faussa compagnie à ses acolytes et tenta l’escapade dès la côte d’Hautvilliers (troisième cat.). Pour rien. A l’arrière, un petit conflit de positionnement se profila dans les plaines vallonnées serpentant entre les vignes. Celui-ci ne devint bataille définitive que dans la côte de Mutigny (troisième cat.), à seize kilomètres de l’arrivée. Les Quick Step et les Astana forcèrent l’allure sévèrement, marqués de près par l’armada Ineos. Et Julian Alaphilippe, à quelques encablures du sommet, plaça l’attaque attendue: foudroyante! Et même mieux que foudroyante, elle fut magistrale et tellement imparable que personne, pas même le crack du genre, le belge Wout Van Aert, ne put rester dans le sillage. Le coup de folie tant attendu, digne des Illustres, se transforma vite en chef d’œuvre – n’ayons pas peur de cet excès d’enthousiasme.
Comprenez bien. Lorsque le Français déboula en solitaire dans la côte finale, à Epernay, ce n’était plus une «simple» victoire d’étape qu’il aspirait à conquérir, mais bien ce maillot jaune qui lui brûle tant les épaules et l’esprit. Depuis longtemps, en effet, le Néerlandais Mike Teunissen avait cédé son paletot, lâché par le peloton des favoris, eux-mêmes résignés à une trentaine de secondes derrière le numéro un mondial en quête d’une offrande fondamentale. En franchissant la ligne, Alaphilippe venait tout simplement de faire sauter le bouchon du Tour! Ce coup double phénoménal se passait d’autres superlatifs: étape et maillot jaune. Comme dans un songe programmé. Nous le vîmes alors s’effondrer de bonheur. «Ce profil me correspondait bien,déclara-t-il. J’ai tout mis, tout donné, sans réfléchir.»
Autour de la salle de presse – un gymnase baptisé Stéphane Hessel qui donna au chronicoeur l’envie de s’indigner de tant d’émotion, c’est dire! –, le paysage avait ce petit air à la fois bricolé et prospère qu’ont si souvent les cités et les villages de la Marne, détruits par les guerres, rebâtis par les vivants. Epernay, capitale du vin de Champagne depuis le XVIIe siècle, pouvait sabrer son plaisir, mousser jusqu’à la nuit et se rappeler que les cyclistes sont juste des humains mus par leurs sentiments et leurs orgueils démesurés. Quelle plus belle incarnation que Julian Alaphilippe?
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 9 juillet 2019.]