L’épreuve s’est élancée, en Belgique, samedi 6 juillet, en honorant l’icône du pays, Eddy Merckx, cinquante ans après son premier triomphe. Une foule immense a accueilli le premier vainqueur 2019, le Néerlandais Mike Teunissen.
(Sur la route du Tour.) L’amour du Tour a quelque chose que dépasse le Tour lui-même. Le chronicoeur, pour sa trentième participation (diable), ne niera jamais l’évidente vérité à laquelle il se confronte en ampleur, chaque juillet retrouvé: en mode onirique ou en lucidité, cette course hors d’âge – l’une des plus extraordinaires aventures humaines de l’extrême – reste belle et bien une fabrique à distordre le temps. Une expérience de l’étrange, une sorte d’exil intérieur et aussi une recherche collective de cheminement dans l’art répétitif de s’y retrouver. Un but ancré d’autant plus difficile à narrer en peu de mots qu’ils sont souvent inaudibles aux oreilles de ceux qui refusent d’en entrevoir la portée historique. Cette fameuse grande Histoire, avec sa majuscule…
Pour en comprendre un bon bout, sans doute convenait-il de voir la foule compacte dans Bruxelles à l’heure du Grand Départ. Non pas cette masse de curieux venus là pour fureter sous un soleil généreux, mais bien ce peuple du vélo amassé tels des murs bien maçonnés, le cœur battant, l’esprit volontaire, la langue bien pendue. Une foule inouïe, rangée de milliers d’yeux dans le réseau dédaléen de fils des regards animés.
L’avouer n’a rien de déshonorant, au contraire: c’était beau, tout simplement beau, cette chaleureuse ambiance de kermesse, dispendieuse en cris pour honorer l’icône du pays, Eddy Merckx, fêté depuis des jours et des jours, cinquante ans tout juste après son premier triomphe en jaune (1969). Un cadeau en forme de déification, offert par les organisateurs au plus grand palmarès cycliste de tous les temps, et de loin (1). Le Cannibale, 74 ans, s’en étouffa presque: «Toutes ces commémorations, c’est trop et ce n’est pas moi. Je voulais être un champion, je l’ai été, mais pas ce phénomène dont on parle aujourd’hui.» Même le roi Baudoin (Philippe), à côté du héros lors de la cérémonie officielle, donna l’impression de lâcher une larme en écoutant le final de La Marseillaise, entonnée par une brassée de gamins parés de jaune. Que voulez-vous, le Tour s’exporte mieux que nos vins et spiritueux. La France frissonne de cette expansion d’elle-même, s’enorgueillit tous les étés. Et ses anciennes provinces affranchies lui rendent bien ce legs d’amour hors-frontières. La singularité d’une histoire qui dure depuis 1903.
Le Tour en Belgique ayant toujours une saveur authentiquement populaire, la cent-sixième édition s’est donc élancée, samedi 6 juillet, dans une allégresse bouillonnante. Qu’importe si le scénario «cycliste» du jour était écrit l’avance, pour cette première étape Bruxelles-Bruxelles (194,5 km), une longue boucle vers Charleroi (où Jacques Anquetil reçut le premier maillot jaune de sa carrière, le 1er juillet 1957), via le franchissement de deux côtes mythiques du Tour des Flandres, le Mur de Grammont (troisième cat.) et le Bosberg (quatrième cat.). Nous eûmes bien sûr notre traditionnelle échappée, quatre hommes puis trois (Berhane, Würtz, Meurisse et Van Avermaet, qui se releva), repris à 70 kilomètres de l'arrivée. Nous vîmes aussi quelques cassures lors d’un infime secteur pavés façon Paris-Roubaix en miniature. Pas de quoi effrayer les armadas de sprinteurs. Et il y eut même une tentative en solitaire, à l’initiative du Français Stéphane Rossetto, habitué de la Vuelta (quatre participations), néophyte sur la Grande Boucle à 32 ans.
Enfin, la traversée de Waterloo nous rappela que le sang qui boue dans une urne trop pleine pourrait être la métaphore de ce Tour 2019: avant le contre-la-montre par équipes de dimanche (27,6 km), déjà décisif pour les formations françaises de Romain Bardet (AG2R-LM) et Thibaut Pinot (G-FDJ), chacun a bien compris qu’un filet d’émotions parcourait cette année la caravane. Résumons. Bardet et Pinot parviendront-ils à renverser la bande ex-Sky de Geraint Thomas et Egan Bernal? Avec ou sans le quadruple vainqueur Chris Froome, les Ineos, avec Kwiatokowski, Poels, Castroviejo, Moscon ou Van Baarle ne renonceront pas de sitôt au plaisir calculé d’étouffer les autres prétendant dans les cols à venir. Mais sait-on jamais.
Avant d’en arriver là, le peloton revint à Bruxelles pour parachever la liturgie cycliste inaugurale, laissant au passage le leader d’Astana, le Danois Jakob Fuglsang, victime d’une chute, râpé au genou et à l’arcane sourcilière. Le Français Stéphane Rossetto – hélas – fut revu et corrigé à neuf bornes de la ligne. Alors nous assistâmes, comme un dû consenti, à un sprint grandes largeurs. Toutes les façades de la capitale belge se découpèrent tel un décor d’opéra quand une monumentale culbute tronçonna le peloton en deux (2). Restait un emballage final tronqué, duquel surgit le Néerlandais Mike Teunissen (Jumbo-Visma), 26 ans, qui parvint à coiffer d’un boyau le Slovaque Peter Sagan. Sensation et étonnement. Teunissen, un ancien du cyclo-cross, ne possède en effet que le statut de «poisson-pilote» de son compatriote sprinteur Dylan Groenewegen, éliminé dans la chute collective. Peut-être de bon augure, non?
Sur le podium, le roi solaire Eddy Merckx paradait de nouveau contre son gré. Un maillot jaune à remettre. Jaillirent des cris de bonheur enfantés dans la passion. Nous entendîmes l’affection du Peuple du Tour, celui du Plat Pays de Brel, celui des champs et des monts, celui des rues pavées, celui des zincs à bière où, ici, la mémoire ne défaille jamais côté vélo. La tenaille à plaisirs nous enserrera. Le chronicoeur aime tellement le vélo : il aurait dû être belge.
(1) 5 Tours de France, 5 Giro, 1 Vuelta, 3 fois champions du monde, 28 classiques, 3 Paris-Nice, 1 Tour de Suisse, 1 Tour de Romandie, 1 Dauphiné, etc.
(2) De nombreuses chutes sont à signaler, en particulier celles de Geraint Thomas (Ineos), sans gravité, et de deux coureurs d'AG2R-LM.
[ARTICLE publié sur humanite.fr]